DEPART

E R A B L E      F A U V E
&
V E R T I G  E

Vertige avait encore quelque chose à faire, avant de quitter le clan. Erable Fauve avait proposé qu’ils partent discrètement, en catimini, comme des voleurs. Mais Vertige n’était plus une voleuse depuis bien longtemps. Elle avait grandi dans le clan du crépuscule pour devenir une guerrière, s’était entraînée à devenir guerrière, et elle était devenue une guerrière. Elle partirait comme telle. Pas comme une petite musaraigne, pas comme le chaton effrayé mais effronté qu’elle fut.
Le soleil se leva une dernière fois sur le camp, un disque bien rond, blanc pâle, prometteur d’une belle journée. Oh oui, cette journée serait magnifique. Vertige se laissa réchauffée par les rayons de l’aube pendant plusieurs heures. Elle contempla ces vies, ses camardes. Ses chatons, désormais apprentis, qui partaient s’entraîner. A leur tour pour devenir des guerriers. Nuage de Mouette les avait quitté quelques jours avant. C’était une fatalité, Vertige le savait. La douleur dans son cœur était bien différente que pour la mort de l’un de ses compagnons de tanière, certes. Mais elle avait respiré très profondément et s’était rappelé que Nuage de Mouette avait eu la chance de grandir au milieu de ceux qu’elle aimait. Elle n’avait pas souffert. Son existence ne s’était pas résumée à de la survie. Aujourd’hui, sa fille était quelque part, dans un monde meilleure. Vertige en était sûre.
Ce serait néanmoins mentir que de dire qu’elle n’abandonnait pas ses chatons sans regret. Elle aurait voulu leur proposer de l’accompagner – les obliger – mais les choses ne fonctionnaient pas ainsi. Ils avaient ici une vie, leurs propres objectifs, des amis. Ils ne comprendraient pas la quête de leurs parents. Ils ne comprendraient peut-être pas non plus qu’Erable et elle partaient, car ils savaient leurs enfants en sécurité.
Quel dur choix avaient-ils pris cette nuit ?
Le bon. Celui qui permettrait de sauver des vies innocentes, elle en était convaincue.
Quand Etoile de l’Aube quitta le clan, Vertige s’ébroua puis se leva. D’un bond, elle fut sur le promontoire. La place qu’avait occupé sa chère sœur Sopor. Quelle étrange vue. Pas étonnant que le rôle de chef leur monte tous à la tête, à ainsi toiser ses camarades. Elle détestait cette place, mais força ses pattes à rester immobiles. Pour Etoile Eveillée.
« Rassemblez-vous, s’il vous plaît. J’ai une annonce à faire. »
Quelques têtes surprises émergèrent des tanières. Et quelle surprise ce devait être de voir Vertige ainsi postée sur le promontoire. Le soleil faisait luire son pelage gris pâle. Un bref sourire traversa son minois à l’attention qu’ils daignèrent lui accorder. Elle paraissait toujours jeune, athlétique, malgré les années, les voyages, les combats.
« Je vais être brève. »
Un félin quitta le clan à la hâte, sûrement parti chercher Etoile de l’Aube, l’informer que Vertige devenait folle.
« La plupart d’entre vous le savent, je ne suis pas née ici. J’ai survécu dans la ville aux côtés de mes sœurs, Sopor, Transe et Narcose. Désolée mes sœurs, je n’utiliserai plus vos noms claniques. Qu’est-ce qu’ils vous vont mal. Enfin, Vertige de l’Aconit m’allait tout aussi peu. Passons. »
Elle n’était pas faite pour tenir de grands discours. Sopor maniait bien mieux les mots qu’elle. Cela la fit sourire.
« Et j’étais l’investigatrice du groupe ayant rassemblé les clans pour tenir l’hiver. Vivre dans la ville m’a rappelé que là-bas, des chatons meurent tous les jours. A cause des bipèdes, à cause des félons des villes. Des chatons comme ma sœur et moi avons été, sauf qu’ils ne tomberont pas sur des clans ouverts comme l’a été le crépuscule à notre arrivée. A cause de meneurs comme Etoile de l’Aube, comme Etoile du Soleil, comme Etoile du Phoenix, personne ne leur vient en aide. En outre, je refuse de perpétrer plus longtemps une politique basée sur la peur des étrangers et le refus d’aider des autres. Ce n’est pas ce que Sopor, votre meneuse, aurait voulu du clan du crépuscule. »
Elle avait l’impression que c’était sa sœur elle-même qui dictait ses mots, que Sopor était dans son dos à les lui dicter. Jamais Vertige n’avait aligné autant de paroles à la suite. Ses paroles n’étaient pas bien reçu par tous, et la guerrière en avait bien conscience. Ils étaient claniques. A quoi s’attendait-elle ?
« J’ai donc l’intention d’y retourner, avec Erable Fauve, pour les protéger, clama-t-elle. Faire quelque chose de plus utile de mon existence que programmer des patrouilles et monter sur un grand rocher à la pleine lune. Faire autre chose que salir la mémoire de ceux que j’ai aimé et qui m’ont aimé. Sauver des vies qui, à vos yeux, ne méritent pas d’être sauvées. »
Il y eut du mouvement à l’entrée du camp, elle le sentait. Elle devait se dépêcher.
« Si un jour vous nous cherchez, vous nous trouverez dans la maison et la grange qui nous ont accueilli cet hiver. Transe, Narcose, Ragondin, Silure, Canard, Fourmi. Vous serez toujours la bienvenue. Je vous dis au revoir, peut-être adieu. Oh, et Aube Eternelle cherchera très certainement à nous décrédibiliser. Soit, libres à vous de corriger votre chef, de rétablir la vérité. Vous en avez le droit, vous savez. »
Au même instant, le concerné entra dans le camp. Vertige sauta du promontoire, espiègle.
« Toi, gros sac à rats puants, je suis bien contente que Sopor soit morte avant de voir le ramassis de merde que t’es devenu sans elle. Ta langue de vipère n’égalera certainement jamais la mienne, inutile donc d’essayer d’empoisonner mon héritage ou mon nom. Garde plutôt ta salive pour essayer d’empêcher la guerre qui se profile contre le zénith. A moins que tu échoues à ça également. »
Tu sais que tu es la risée de ceux que tu aimes et tu t’en accommodes. Ça ne sera jamais mon cas. Erable Fauve la rejoignit. Elle avait encore ce que lui avait perdu : celui qu’elle aimait. Cette victoire était aussi sucrée que des baies mures sur ses babines. Que le soleil était lumineux, aujourd’hui. Elle sourit à Aube Eternelle, d'un sourire magnifique, lumineux puis, droits comme des guerriers, ils traversèrent le tunnel une dernière fois, pour toujours, sans regret, libérés.
« Nous avons encore beaucoup à faire, souffla-t-elle à Erable Fauve. Ce n’est qu’un nouveau combat que nous commençons, un combat que nous choisissons, pas qui nous est imposé parce que nous y sommes nés. Tu verras comme il est doux de savoir pourquoi nous nous levons le matin. »