Le terme de sa gestation approchait, à pas de géants fauves. Pour Rivière d’Argile, la mise bad semblait ne jamais arriver, son ventre devenu une enclume gênante qui ballottait de droite à gauche lorsqu’elle marchait, lui donnant parfois envie de gravir le Phare tout entier pour essayer d’accélérer les choses et déclencher le travail. Une forme d’appréhension nouée dans ses entrailles cependant la ralentissait dans ses pulsions d’impatience car ici, pas de guérisseuse certifiée, pas de certitude quant au bon déroulé des choses et, plus profondément encore, une idée pernicieuse et méfiance sourde qui soufflait la crainte suivante : et si le Clan des Étoiles, dans un désir de vengeance sordide, avait prévu pour elle une mise bas dont elle ne sortait pas vivante ? Est-ce que les ancêtres détenaient un tel pouvoir entre leurs pattes ou était-ce simplement une inquiétude irréaliste de son esprit trompé par les aïeux et aïeules par le passé ? La jeune reine n’avait pas osé en toucher deux mots à sa Chevêchette des Rocheuses de peur de lui transmettre sa trouille, mais elle n’en pensait pas moins et, peut-être, dans le fond, que cela expliquait partiellement pourquoi elle n’avait toujours pas mis bas…

Ne tenant plus à ruminer comme elle le faisait, Boule, qui guettait le retour de la chasse de sa compagne, se précipita au rez-de-chaussée en avisant la silhouette de Chevêchette des Rocheuses depuis les fenêtres de la pouponnière. Elle accueillit le pelage lustré celle avec qui elle avait tout plaqué -une énième folie qu’elle savourait encore et encore en y repensant-, un sourire aux babines et l’expression détendue.

« Salutactions belle guerrière, lui lança t’elle lorsque Chevêchette des Rocheuses releva la tête et la repéra par-dessus son campagnol. Cela vous dirait il que nous partagions ce dodu gibier que vous portez là ? »

La question de sa compagne arracha un frisson imperceptible à Rivière d'Argile qui continua de sourire à Chevêchette des Rocheuses comme si de rien était. Elle sonda rapidement les prunelles brunes de la guerrière en hésitant : était-ce le moment de lui avouer ses craintes ?

Il fait beau, nous pourrions profiter de ce moment et parler des choses sérieuses plus tard, s'entendit-elle penser, davantage charmée à cette perspective qu'à celle de tout déballer sur une seule invitation.

"J'ai hâte de mettre bas, si possible sans encombres, miaula t-elle en ronronnant, les yeux clos, venant chercher de la truffe une autre caresse sous le menton de Chevêchette des Rocheuses. J'ai l'impression d'être en gestation depuis si longtemps ! Je n'ai même pas découvert la moitié de mon nouveau territoire. Tu m'emmèneras voir les plus beaux coins, dis ?"

Elle était envieuse : son amie, a contrario, avait passé des journées entières en escapades, faisant connaissance avec ses nouvelleaux camarades et s'appropriant ces nouvelles terres. De ce que Boule en avait vu lors de leur traversée jusqu'au Phare, en quittant le Clan de la Nuit, les paysages étaient bien différents des versants montagnards et des pinèdes Nuiteuses -un pincement au cœur un peu mélancolique l'avait accompagné, compensé par l'excitation de découvrir d'autres choses, de s'adapter, d'évoluer. Mais pour l'heure, la jeune reine n'avait encore aucune idée de si elle se plairait autant ici que sur ses terres natales.