Elle avait l’impression de se noyer. Depuis qu’elle était née, Petit Iris sentait les regards sur elle et sur sa fratrie, elle sentait l’inimité de tous ces félins qui l’entouraient, qui vivaient là. Elle avait mis un certain temps à en comprendre la raison, ou plutôt à l’entendre dans une discussion. Elle était l’enfant d’un monstre, qui avait enfreint les règles en ayant des petits. Elle n’aurait jamais dû exister.

Elle n’était qu’une erreur de la nature.

Et pourtant, certains félins lui adressaient la parole. Elle n’était pas sûre de leurs véritables intentions, alors elle préférait rester sur ses gardes. Cette fois, c’était Féérie des Sylves, la guérisseuse, qui l’avait interpelée depuis le tas de nourriture. Après une hésitation presque indécelable, elle s’avança hors de la pouponnière pour rejoindre la chatte, se tenant droite et fière.

- Bonjour.

La petite chatte se sentait mal à l’aise. Elle ne savait pas si ça venait de son interlocutrice, ou de sa méfiance naturelle envers les autres, mais elle ne pouvait s’empêcher d’avoir une boule dans la gorge. Comment elle allait ? C’était une bonne question ça, tiens ! Comment pouvait-elle bien aller, elle, l’enfant d’un guérisseur, l’enfant d’un assassin, l’enfant qui n’aurait jamais dû exister ? Aussi étonnant que cela puisse paraître, elle n’allait pas bien, son cœur se refermant toujours un peu plus au fond de sa poitrine, ne sachant même pas si elle pourrait faire marche arrière un jour. Si elle le voudrait non plus. Mais elle n’en dit rien. Elle n’avait confiance en personne, et cette chatte ne faisait pas exception. Son statut de guérisseuse ne lui donnait pas de passe-droit, surtout pas pour Petit Iris.

Cependant, la deuxième question lui arracha un feulement, mêlé à un rire.

- Comme si qui que ce soit voulait voir ça arriver !

Elle ne se faisait pas d’illusions. Elle était une abomination et une entorse vivante au code du guerrier, et il y avait peu de chance que qui que ce soit la voit un jour d’une autre façon. Devenir apprentie signifiait qu’elle deviendrait un jour guerrière, et y avait-il un seul félin de ce territoire qui le voulait ? Ou peut-être resterait-elle apprentie toute sa vie, toujours plus proche de ce statut de guerrière, sans jamais s’en approcher réellement.

Ame Troublée sortait de la tanière des guérisseurs, et se dirigea vers le tas de gibier pour prendre une proie à ramener à son frère et Féérie des Sylves. Ils s'occupaient sans relâche d'Esprit de Sacrifice, et tout ce que le matou tigré pouvait faire pour aider, c'était de boiter jusqu'à la réserve de gibier, d'en ramener une proie, ou de disposer des feuilles au soleil. Il ne put s'empêcher de lâcher un regard envieux face aux chats qui rentraient de patrouille. Ce que cette vie lui manquait. Ce qu'elle lui manquait. Alors qu'il s'approcha du tas, il vit Etoile Ardente, elle aussi venue chercher son repas.

"- Bravo pour la reprise de la plaine aux bosquets. On en aura besoin pour la saison froide qui arrive."

Petit Iris jeta un regard à la guérisseuse, comme pour essayer de jauger la sincérité de ses paroles. Cela dit, quand bien même elle l’était, la petite ne l’aurait pas crue, déterminée à n’avoir confiance en personne.

- Youpi, tout le monde il mange des arcs-en-ciel et fait des cacas papillon.

Elle leva les yeux au ciel. Une partie d’elle voulait croire à ce que lui disait Féérie des Sylves, croire qu’un jour, elle serait autre chose que l’enfant de cette fiente de mouette de géniteur, mais rien ne lui laissait réellement l’opportunité d’y croire, alors elle réfrénait ses espoirs…