Vertige de l'Aconit n'avait pas revu Erable Fauve. Ni Sopor. Ni Transe. Ni Narcose. Elle n'avait ni revu sa famille ni ceux qu'elle aimait. Celui qu'elle aimait. Bannie. Bannie. Après avoir été une paria dans sa ville, une chatonne abandonnée, sale, misérable, prête à manger n'importe quoi dans les poubelles de bipèdes, elle était parvenue à se hisser au rang de guerrière. Tout ça pour être bannie pour avoir protégé des chatons.
Stupide Etoile du Soleil.
Stupide Etoile tout court.
Stupide clan des étoiles.
Stupide Sopor.
Sa propre soeur ne l'avait pas défendu. Evidemment que non, bien en haut, sur le promontoire, à son poste de lieutenante ! Elle qui avait cru que ses liens avec ses soeurs seraient à la vie à la mort. Mais non. Sopor avait choisi ce clan. Cette Etoile.
Stupide, stupide, stupide !
Stupides guerriers du crépuscule.
Stupide nuiteux avec leur guerre nulle et dénuée d'intérêt.
Stupide Erable Fauve aussi.
Pourquoi avait-elle mal en pensant à lui ? Pourquoi lui manquait-il plus que ses soeurs ? Pourquoi avait-elle envie de l'entendre la traiter de cervelle de moineau noyé ?
Stupide Vertige.
Pourquoi s'était-elle attachée ? Elle ne devait pas s'attacher. Elle ne devait pas dépendre de quelqu'un d'autre que d'elle-même. C'était ce que North lui avait enseigné. Ne compter que sur soi-même. Se nourrir soi-même, ne protéger que soi-même. Et pourtant, elle avait désobéi à de stupides ordres pour protéger de stupides chatons d'un stupide clan. Et depuis, elle vivait dehors alors que la saison froide arrivait. Il ne faisait pas bon d'être seule à cette période de l'année. Surtout dehors. Elle devait trouver une troupe, des hordes, qu'importe. Des bipèdes ? L'idée l'avait effleuré, et elle l'avait chasser. Pas pour l'instant. Seulement lorsqu'elle serait désespérément désespérée. Ce n'était pas encore le cas.
Pas encore.
Elle devait juste réapprendre à vivre seule. C'était normal. Être bannie d'un clan était tout de même une sacrée chute. La Vertige qu'elle avait été allait renaître de ses cendres.

C'est ainsi que la femelle argentée suivait à la trace tout fumet menant à des proies ou de la nourriture humaine. Elle devait faire des réserves. Se faire un nid ou au moins un endroit chaud et sûr pour dormir. Là où personne ne la traquerait. Erable Fauve ne devait pas trouver sa piste ou il serait probablement banni à son tour. Elle devait le protéger de lui-même. D’eux. Tous les conseils de North revenaient peu à peu dans sa mémoire.
Ne pas s’attacher. C’est ce qui te perdra. Un solitaire marche seul. Protège-toi d’eux et protège les de toi.
Elle avait tout oublié dans les clans. Elle s’était cru en sécurité. Que leur fraternité était une assurance de survie. Bête. Ridicule. Con. Stupide.
Stupide Vertige. Pourquoi t’as fait ça ? Stupide stupide stupide. Stupide elle, d’être tombée sous le charme d’un guerrier du crépuscule. Stupide elle d’être tombée sous le charme de quelqu’un tout court. Elle avait été prise à son propre jeu. En même temps, elle l’avait cherché. Elle s’était jouée d’Erable, avait savouré cette lueur dans ses prunelles. Un frisson remonta le long de son échine. Elle avait adoré la façon dont il la regardait pendant qu’elle se baignait et s’y était accrochée comme une chatonne à un apprenti. Arrête avec des comparaisons claniques. Elle s’y était accrochée comme une tique à une plaie purulente. C’est mieux.
Mais s’y attacher au point de porter des chatons ? Vraiment, Vertige ? Des chatons ?
Elle peinait elle-même à y croire. C’était pourtant dans l’ordre des choses. Elle n’était pas pieuse et n’avait pas de problèmes de mémoire. Ils avaient fait ce qu’ils avaient fait avec Erable Fauve. Et c’était STUPIDE !
Elle devait trouver un endroit où passer l’hiver avant d’être trop grosse. Ou trouver une façon de se débarrasser des petits. Concrètement, elle ne voulait pas les garder. Elle n’en voulait pas tout court. Vertige détestait les chatons. Elle n’avait pas une vie qui leur conviendrait. Peut-être auraient-ils survécu si Etoile du Soleil ne l’avait pas bannie. La meneuse crépusculienne avait juste condamné ces p’tites bêtes. Ce qui ne changerait rien à son cœur de mégère jamais dépucelée et ayant grandi dans de la pourriture d’une courgette de bipède.
Stupide Etoile du Soleil.
Bon, se concentrer.
Elle devait trouver des plantes qui lui permettrait de les tuer sans mourir avec. Ce devait bien exister. La solitaire avait hésité à chercher Source Maléfique à la frontière pour obtenir des conseils. Mais s’approcher trop du territoire crépusculien serait prendre le risque qu’Erable Fauve retrouve sa piste. Or de question. Elle allait simplement trouver une plante à l’odeur si infâme qu’elle ne pourrait être que toxique. Et essayer de gérer une quantité suffisante pour ne pas clamser en même temps.
Vertige de l’Aconit voulait vivre. Toujours vivre. Et si cela signifiait sacrifier les boules de poils dans son ventre qui mourraient sûrement à la naissance, car elle ne pouvait n’y s’en occuper ni leur offrir une vie décente, alors elle le ferait.
Elle s’était avancée sur les rives du lac. Les algues immondes avaient une odeur si repoussante qu’elle espérait y trouver son bonheur. Et puis son instinct, affuté par les choses dans son bidon, lui permit d’entendre des geignements. Faibles, plaintifs, mais vivants.
Par les couilles puantes et poilues d’Etoile du Soleil, se dit-elle. Encore des chatons.
Vertige s’avança avec méfiance, puis détecta une odeur particulière. Une odeur qu’elle connaissait. Ce n’était pas celles des couilles inexistantes d’Etoile du Soleil. Mais une odeur nuiteuse. Qu’est-ce que ferait un clanique ici ? Elle huma un peu plus l’air – histoire d’être sûre – puis passa la tête dans l’amas de feuilles chaudes formant le nid de… Hein ? Elle rêvait ?
«Etoile du Golem ? »
Impossible. Il était mort ? Non ? Elle n’en savait rien. Mais c’était bien le meneur nuiteux avec son odeur nuiteux et des blessures de la bataille dans le clan nuiteux et… Oui, beaucoup de caractéristiques nuiteuses.
« Depuis quand les mâles font des chatons ? »

Vertige écouta avec patience la tirade du meneur. Leurs morales respectives étaient à l'opposées l'une de l'autre. Là où Golem se tuait à la tâche, Vertige était une bonne vivante qui ne s'inquiétait que des responsabilités vitales. Autrement dit, s'acharner dans un clan pour mieux que de l'entente cordiale n'était pas dans ses objectifs. Se plier pour convenir aux autres non plus.
Mais quelque part dans le coeur blessé et éteint du meneur, Vertige avait rallumé une flamme. Sa stature avait déjà changé du tout au tout. Il n'était plus prostré et affaibli par le manque des siens et la peur qu'il leur soit arrivé quelque chose.
Ils ne se rendent jamais compte de ce que je fais pour eux, pensa Vertige, en se disant qu'il devrait lui être redevable de l'avoir ainsi tiré de son atonie.
Elle retint un rictus lorsqu'il parla des morts et elle se mordit fort la langue pour rétorquer que les morts étaient morts. Nul besoin de s'inquiéter d'eux plus longtemps. Nul besoin d'être à leur chevet. Qu'importe où ils étaient, ces défunts étaient forcément mieux que dans cette vieille ville puante et moche. Mais Vertige ne croyait pas au clan des étoiles. Les guérisseurs se vantaient d'un lien privilégié mais elle ne voyait là que de la fumisterie. Golem avait été meneur. Il avait lui aussi, normalement, ce lien avec les morts. Tant mieux, s'il voulait mêler sa vie à des cadavres. Ce n'était pas le cas de Vertige. Elle savait bien à quel point les corps rapportaient vers et maladies.
Alors quand il eut fini, elle hocha la tête, l'air impressionnée. Ah bah elle l'était. Parler autant, lui faire autant la leçon après le bordel de son clan... Golem avait de l'audace. Le problème, c'était que son monologue tombait dans l'oreille d'un sourd. Il pouvait parler, parler encore, lui faire la moral, les faits étaient là : tous deux étaient bannis. Qu'importe ce qu'ils avaient réussi ou échoué dans le passé. Or, le passé ne comptait pas aux yeux de Vertige. Seulement l'instant présent.
"Ok. Cool."
Un silence.
"L'offre du faisan tient toujours ?"

Vertige devait avouer que le faisan était bon, même si cela lui faisait un peu trop penser aux clans et par extension au crépuscule. Depuis son bannissement, elle s'était concentrée sur la nourriture des poubelles bipèdes. Retour aux sources, que voulez-vous. Par contre, elle n'avait encore rien volé. Ni bipède ni chat errent. Pour l'instant. Elle se pensait un peu rouillée pour cet exercice, elle allait devoir s'entraîner un peu avant de retourner sur le terrain.
A la question de Golem, elle releva la tête, des plumes plein la gueule.
"Oh, ch'a, bonne que'chtion."
Elle déglutit pour avaler sa machée.
"J'ai été bannie. Pour avoir aidé le clan de la nuit, évacué votre pouponnière et défendu des reines. Tout ça."
Elle reprit une bouchée.
" De louuuurds crimes, selon votre noble code."

Le temps était si long au phare, Petite Corneille s'ennuyait à mourir. Et les rares jeunes qu'il y avait étaient tous obnubilés par le fait d'en mettre plein les mirettes à la patte et à la tête du Zénith. Il n'y avait que Vol qui était "normal", enfin, aussi normal que puisse être un chat torturé par la mort de ses sœurs. Malgré son jeune âge, Corneille voulait en voir plus, comprendre pourquoi ce monde, pourquoi cette organisation et cette admiration d'un chat. Si bien qu'il harcelait chaque chat du phare, afin d'en comprendre plus. Mais personne lui donnait les réponses qu'il voulait. Jusqu'à ce qu'il pense à demander à ce grand chat blanc aveugle qui aidait souvent sa mère, souvent trop épuisée pour s'occuper d'eux correctement. Et alors, il lui avait conté de grandes histoires, de bien belles, qui laissaient le jeune chat rêveur, et surtout, désireux.

Plus il grandissait, et plus il avait envie de voir l'extérieur de ce phare, et surtout, les clans. Et un jour, Harfang des Neiges accepta de le guider et de lui montrer l'extérieur. C'est ainsi que le petit chaton suivait le grand chat aveugle, la fourrure dressée d'excitation malgré la fatigue dans ses pattes. Harfang des Neiges s'était soudain fait encore plus silencieux que d'habitude, alors qu'ils arrivaient à un splendide endroit, avec un curieux rocher long, bien dessiné, et semblant fait en arbre.

"- Trop cool !" S'exclama le chaton en grimpant sur ce rocher de bois, ronronnant de satisfaction. L'ancien s'assit à ses côtés, et miaula qu'ils allaient se reposer un peu, avant de rentrer.

Petite Corneille n'avait pas la moindre idée des souvenirs que pouvait avoir Harfang des Neiges en cet endroit, et joua avec une feuille tombée sur le rocher de bois. Mais il s'immobilisa quand le chat blanc se releva d'un coup, alerté par le son d'un chat qui approchait. Le matou descendit du banc, la fourrure dressée, prêt à tout.

"- Qui est là ?" Demanda-t-il, alors que Petite Corneille descendit aussi, ses petites griffes de chatons sorties. "Ouais montrez vous ou on vous arrache la fourrure !" S'exclama-t-il, son insouciance de chaton parlant, alors que Harfang des Neiges le fit taire avec sa queue.

Le chaton ronronna d'amusement en sentant le ton amical de la chatte. Il sentit à ses côtés le poil de Harfang des Neiges retomber, et ses muscles se détendre. Elle n'était pas dangereuse.

"- Le petit me harcelait pour voir le dehors, j'avais pas le cœur pour le lui refuser encore plus longtemps." Expliqua le matou blanc. L'odeur nuiteuse qu'il connaissait si bien lui rappelait de mauvais souvenirs, pourtant cette guerrière ne semblait pas agressive, bien loin de ce qu'il avait connu. "Mais toi, que fais-tu si loin des montagnes ? Toi aussi tu viens voir du pays ?"

Le cœur de Petite Corneille bondit dans sa poitrine en entendant son aîné parler des montagnes. Se pourrait-il que cette chatte soit l'une des si redoutables guerrières du Clan de la Nuit ? Pourtant on lui avait toujours dit que les guerriers ne quittaient jamais leur territoire.

"- Tu es une guerrière du Clan de la Nuit ?" Miaula le chaton d'une voix aigue. "La claaasse ! On m'a toujours dit que vous étiez les plus féroces de tous !"

Harfang des Neiges resta un instant silencieux suite à la question de la guerrière. D'entre vous ? Est ce qu'elle demandait bien par rapport aux anciens de l'Empire, ou par rapport aux chats zénithiens restants dans le camp ? Petite Corneille se saisit de cet instant d'hésitation pour répondre :

"- Eh bien, il y a Harfang des Neiges qui me l'a dit ! Mais aussi ma maman, Mésange de Minuit ! Les autres jeunes, ils ont que le Clan du Crépuscule dans la bouche. Mais c'est pas les plus forts, eux."

Le matou blanc enroula sa queue autour du chaton, avant de miauler, calmement, d'un ton plat et sans laisser paraître aucune émotion :

"- Est ce que tu me demandes combien il reste d'anciens de l'Empire dans le Zénith ? Si telle est ta question, je suis le dernier. Est ce que tu vas faire quelque chose en représailles des chats que j'ai aidé à tuer ? Le petit n'a rien à voir avec ça."

Si Harfang des Neiges avait bien changé depuis cette époque là, il savait très bien la gravité de ce qu'il avait aidé à causer, et savait que beaucoup dans le Camp de la Nuit ne rêvait que d'une chose : de planter leurs griffes dans sa fourrure. La large balafre qui barrait son flanc n'en était qu'un exemple.

Petite Corneille sentit le changement d'attitude chez le grand chat blanc, et se tut.