Elles avaient laissé le territoire du Clan de la Nuit derrière elles trois sur un dernier regard d’au revoir. Il avait eu une saveur d’incertitude, génératrice d’inconfort et, paradoxalement, d’excitation en ce qu’il marquait ce tournant décisif que Rivière d’Argile venait de faire prendre à sa vie, à celle de Chevêchette des Rocheuses et de Mirage Éternel. Avec sa compagne à ses côtés, la femelle pommelée en avait la certitude : son influence sur le cours de la vie de la brunette était indéniable puisqu’elle avait été jusqu’à être un élément déclencheur dans son départ du Clan -une folie si on repensait à celle qu’avait été Chevêchette des Rocheuses toute fraîche guerrière, débordante de rébellion mais incapable de s’inventer de nouveaux codes ! Boule s’en faisait la remarque : elle essayerait de lui laisser davantage de place à l’avenir, curieuse des choix que pourrait faire son amie maintenant qu’elle assumait de s’affranchir pleinement. Quant à son ancienne apprentie, quel plaisir de constater son audace ! Elles auraient l’occasion d’en rediscuter de long, large et en-travers, de toute façon, car désormais, ancienne meneuse et ancienne apprentie vivraient à égalité, en tant que camarades, sans plus de hiérarchie et de jeu de manipulation.
Dans ce tumulte intérieur de pensées explosives, d’émotions chamboulantes et d’images bondissantes, la future reine marqua une pause aux abords du Phare. D’un moment à l’autre, elles apercevraient l’étonnante bâtisse dont on lui avait dépeint la structure, sans réellement savoir à quoi s’attendre tant les constructions de bipèdes étaient absconses et impensables jusqu’à ce que les yeux soient témoins de l’irréalisme ; elle voulait prendre le temps de souffler, voire d’apaiser son esprit avant d’entamer la dernière ligne droite. Cet endroit serait-il le refuge que Boule espérait pour ses chatons ? Un lieu abritant, un territoire confortable et giboyeux, une parcelle sans loi et sans obligation dans laquelle s’épanouir et imaginer ? Même si elle doutait d’avoir la fibre si maternelle que ça, elle chérirait ces chatons fruits de miracle -un « miracle » franchement encouragé par les pattes invisibles de Nuage de Pénombre- et leur parlerait de ce géniteur qu’iels ne connaîtraient jamais. Comment les nommer ? Honorerait-elle un hommage moral en attribuant à l’un des chatons un nom proche d’Esprit de Sacrifice ? En ai-je vraiment envie ?
L’ancienne meneuse secoua la tête, se rabrouant intérieurement. Je devais calmer mes pensées, pas les nourrir. Tournant la tête vers Chevêchette des Rocheuses et Mirage Éternel, elle lui fit signe et toutes trois reprirent leur marche.

Sans surprise, le Phare les guida sur la fin de trajet dans toute la splendeur de son indescriptibilité. Une nouvelle lune pour ces nouvelles nuits à venir. Alors que les deux ex-Nuiteuses arrivaient presque, Boule crut apercevoir deux silhouettes indistinctes se détacher sur le blanc cassé du phare et en avertit sa compagne. Elles continuèrent et, lorsqu’elles furent si près du phare qu’elles devaient lever la tête pour admirer toute l’architecture de ce lieu insolite, il n’y eut plus aucun doute quant au fait qu’elles avaient attiré l’attention : assis.es dos au mur brun de pierre et de rouille du pied du Phare, deux chat.tes attendaient calmement que les visiteuses arrivent. Boule arqua un sourcil surpris en constatant que le binôme était aussi âgé mais elle les salua respectueusement, se redressant lorsque le premier chat, un vieux matou blanc et noir au regard voilé -il est aveugle !- les apostropha.

« Nous venons en paix, miaula t’elle calmement en retour dans l’espoir de désamorcer toute hostilité. Nous venons de quitter le Clan de la Nuit pour venir jusqu’ici où nous savions que des chats et des chattes étaient revenu.es vivre. Nous sommes là pour vivre libres. (Elle marqua une toute petite pause et ajouta en sentant qu’il manquait une information : )Je m’appelle Rivière d’Argile. »

Elle s'attendait à ce que les paroles de Chevêchette des Rocheuses résument son identité, qu'elles la présentent et expriment son désir de migration au Phare ; ce que miaula véritablement son amie à la place sidéra Rivière d'Argile qui tourna de grands yeux ronds vers elle.

De quoi ?

Avait-elle bien entendu ? Chevêchette des Rocheuses connaissait ce gros matou méfiant et aveugle ? Le confondait-elle avec un autre ou bien... ? La réalité frappa la jeune reine de plein fouet : ainsi, sa compagne conservait également une part de secrets qu'elle enfouissait si habilement sous ses grands yeux bruns que Boule ne l'avait jamais soupçonné. Oh, qu'il aurait été plus facile de connaître ces éléments-là... Qu'auraient-ils bien pu changer si elle les avait su avant ? Aurait-elle douter de la loyauté de son amie ? Aurait-elle insisté au contraire pour la suivre dans ses expéditions jusqu'ici ?

Comment a-t-elle pu mener une double vie aussi longtemps sans que personne ne s'en rende compte ?

Boule était sidérée. Elle était passée à côté d'un élément aussi essentiel à la vie de Chevêchette des Rocheuses qui, malgré tout, avait été une mentore présente pour ses apprenti.es sans que personne ne se plaigne. Mais, étonnamment, les seules émotions que cette révélation suscitaient chez la féline bicolore n'étaient qu'étonnement, curiosité et admiration -un élan d'étincelles dans les yeux en dévisageant une chatte dont elle se croyait proche et dont elle n'aurait pourtant jamais deviné une telle hardiesse. J'ai toujours su, pourtant, que le coeur de Chevêchette des Rocheuses n'était pas loyal envers les règles, se gaussa intérieurement Rivière d'Argile en souriant, mais de là à les défier aussi ouvertement...

"Tu ne m'as jamais parlé de cette facette de ton existence," susurra t-elle à sa compagne en venant se coller tout près de son oreille, une lueur malicieuse dans ses prunelles sombres.

La voix grave de Harfang des Neiges rappela l'attention de Boule qui détacha son regard à contrecœur de celui de Chevêchette des Rocheuses, sentant un petit sourire collé à ses babines qu'elle ne parvenait pas à effacer -qu'elle ne souhaitait pas effacer à vrai dire, appréciant cette vague de flirt sur laquelle sa compagne planait volontiers. Colibri, la vieille compagne de Harfang des Neiges, avait un nom à rallonge que Boule n'aurait jamais cru entendre un jour et elle ne fit pas l'effort de masquer sa surprise en arquant les sourcils à sa présentation.

"J'estime ma mise bas d'ici la fin de la prochaine lune mais je ne suis pas guérisseuse donc je ne peux pas l'affirmer, répondit-elle poliment à l'ancienne avant de s'enquérir avec une curiosité non dissimulée : D'où te viens un nom aussi long ?"

Elle ne prit pas la peine non plus de remercier davantage le couple vieillissant puisque Chevêchette des Rocheuses venait de le faire, mais elle prit note intérieurement de le faire plus tard, lorsqu'elle se serait reposée.

De surprise, Boule se sentit avoir un léger mouvement de buste. Ca alors !

"Comme quoi, miaula t-elle, la Tribu du Zénith comme les chats et chattes solitaires ne sont pas si différents et différentes des Clans !"

C'était un sujet dont on parlait peu, à l'époque de sa naissance ; chatone, les ancien.nes lui racontaient assez volontiers des histoires mais beaucoup mêlaient peur et défiance à l'égard de la Tribu, vue comme un refuge de félon.nes, aux aspirations troubles et aux mœurs douteuses. Lorsque Menace d'Orage Etouffant les Etoiles et Echo des Cendres de Louve en étaient Tête et Patte, la Tribu du Zénith s'était métamorphosée en un petit groupe de chat.tes prêt.es en permanence à se défier entre elleux pour régner par la force -une tradition que presque tout le monde calomniait mais qui séduisait en réalité Rivière d'Argile et ses frères. Cœur de Glace et Golem des Mers auraient eu les profils parfaits, par exemple, là où son tempérament à elle l'aurait poussée à essayer de s'y faire une place mais où ses aptitudes physiques l'auraient très vite reléguée à un rang médiocre.

Je me demande où est-ce que Colibri et Harfang des Neiges habitaient du temps de ce Zénith là... Les choses avaient changé à une vitesse folle. Les volontés du Clan de l'Aube et du Clan du Crépuscule avaient fini par réduire à néant les velléités du Zénith contre lesquelles Boule ne s'était jamais sentie très concernée du temps de son mandat de cheffe du Clan de la Nuit.

Nous n'aurions jamais trouvé refuge ici si la Tribu du Zénith avait continué à être ce qu'elle était devenue. Jetant un regard par-dessus l'épaule de Colibri, vers les grands murs sales du Phare, elle se demanda où est-ce que Chevêchette des Rocheuses et elle se seraient dirigées alors.

"Je veux bien aller voir le second étage, conclut-elle en s'appuyant sur l'épaule de sa compagne, savourant de n'avoir pas à "faire semblant" d'être plus robuste qu'elle ne l'était, se plaisant à croire qu'elle défiait là jusqu'à l'histoire portée par ces lieux hautement méritocrates. Le voyage est éprouvant avec ces flancs."