L'aube était effacée, ce jour-là. Le soleil, qui avait pris pour habitude de débouler aux aurores sur son char tiré par ses chevaux rayonnants, avait été happé par des altostratus poussiéreux à l'image vétuste. On ne discernait pas les courbes des nuages menaçants qui s'étaient offerts comme trône le ciel, d'un horizon jusqu'à l'autre, ça n'était qu'une gigantesque masse alarmante. Parfois, un mugissement fracassant résonnait au loin, annonçant un orage estival et torrentueux. Une lourdeur pesait dans l'air, l'éther du sommet des montagnes était aussi accablant que celui ici-bas. L'odeur de la pluie s'infiltrait déjà dans ta truffe et, de temps à autres, tu sentais quelques perles d'argent tomber des cieux éméchés pour s'écraser contre ton poil, ou sur le sol déjà ramolli, un petit bruit cassant les accompagnait souvent. Le bois brumeux n'en était que plus lugubre, les fantômes blancs qui s'y glissaient habituellement s'étaient épaissis et caressaient les arbres en silence, presque sensuellement, on n'en voyait d'ailleurs la cime que par certains endroits. L'endroit, situé dans une cuvette à l'orée de la montagne, était toujours habité par une ambiance presque surnaturelle.

Le temps était à peu prêt le même dans ton esprit tourmenté, nuageux et troublé, empli par le doute et le frustration. Ta conversation avec Kinkajou Carmin se rejouait en boucle dans le théâtre de tes pensées, chaque mot, chaque oeillade, son air confus et ton visage décomposé, tu ne savais pas quoi en faire, tu ne savais pas où cela te laissait. Tu regrettais d'avoir confessé ton amour au lieutenant, il te semblait si loin maintenant, et pourtant si proche. Tu avais l'impression d'avoir brisé quelque chose de beau, quelque chose qui n'aurait pas mérité de mot, et puis, tu étais triste. Tu étais triste et tu étais en colère, les deux sentiments s'enlaçaient et s'entremêlaient aux doutes ce qui n'aidait pas vraiment, tu étais dans une impasse. De toutes façons, ça n'était pas le moment de penser à ça, tu n'étais pas seule.

- On a plus intérêt à chasser à deux ici je pense, tu ne crois pas ?

C'était les premiers mots que tu prononçais depuis que vous aviez quitté votre demeure, pourtant le silence n'avait pas été pesant et affligeant, ou sûrement étais-tu trop perdue dans tes songes pour t'en apercevoir. Dans tous le cas ça ne changeait pas le sujet, avec un temps pareil dans un lieu comme celui-ci, les grosses mises étaient de sortie.

Le chat à tes côtés était de quelques lunes ton cadet, et vous aviez partagé la tanière des aspirants rapidement, forcément, à un moment où un autre, et pourtant tu ne le connaissais pas. Il aurait été mensonge de dire que tu ignorais tout de lui, celui qui avait offert ce regard à Golem Polaire t'étais bien connu, une légende qu'on racontait aux chatons pour les effrayer les soirs d'hiver, une qui faisait encore trembler les adultes dont le visage s'assombrissait à l'évocation du nom "Étoile du Golem". Du nom à l'apparence, le guerrier avait tout emprunté à son père, mais tu avais choisi de ne pas le juger sur ses origines, les liens du sang passaient après ceux du clan, cela était certain pour toi. C'est pourquoi quand Étoile du Phoenix t'avait assigné à une patrouille de chasse avec lui, tu n'avais pas bronché, tu y avais même vu un échappatoire au camp où à chaque instant tu risquais de rencontrer le lieutenant.

Coeur de Violette revenait d'une séance de chasse où elle avait réussi à attraper deux proies. Mais alors qu'elle était sur le chemin du retour, elle croisa Neige Sibylline, seule. La guerrière crème fut étonnée de la voir dehors alors que l'heure se rapprochait pour elle de devenir une reine. Intriguée, elle posa ses proies et lui rendit sa salutation.

"- Bonjour Neige Sibylline. Tu vas chasser seule ?"

"- Ne te fatigue pas trop." Souffla Cœur de Violette, avec douceur.

"Sinon je vais me faire arracher les oreilles par Etoile du Phoenix, s'il t'arrive quelque chose avec un ventre si rond. Et j'aime bien mes oreilles entières." Elle miaula cette phrase avec un air amusé, ne voulant pas brusquer la future reine.

Quelque soit le manteau dont s'habillait la terre, le verdoyant du printemps ou le blanc de l'hiver, l'enflammé de l'automne ou l'écrasant de l'été, le bois brumeux ne quittait jamais sa parure envoûtante et déconcertante. Entre les arbres dont on ne voyait pas la cime, le brouillard étirait ses tentacules et s'enroulait autour des troncs, des branches, des brins d'herbe, des buissons et des roches. Les rayons du soleil qui le traversaient dessinaient de jolies spirales dans l'air chaud et on discernait parfaitement la poussière qui venait s'y mêler dans une langoureuse valse. Tu avais toujours apprécié l'ambiance hypnotisante et mystérieuse de l'endroit où il fallait mettre aux aguets tous ses autres sens, où la vue ne servait plus à rien, et pourtant ce jour-là, tu n'arrivais pas à profiter du paysage.

La veillée avait été dure, tes souvenirs s'étaient mariés avec tes larmes silencieuses. Contre ta volonté, tu t'étais souvenue du temps où ton nom était Petite Chimère, et que tout ce qui t'importait c'était de te battre avec Petit Œillet en évitant les remarques de Volcan Grondant. Et puis de Nuage d'une Chimère et Nuage d'Œillet, avec ce but toujours d'être la meilleure guerrière, encouragées par le regard de vos parents aimants. Vous étiez une petite famille heureuse, sans problème, sans vrai conflit, mais maintenant, il ne restait que toi. Le jour de la naissance de tes enfants, tu t'étais dit qu'ils auraient la chance de grandir entourés, que des deux côtés, l'arbre généalogique comptait peu de morts, c'était raté.

Nuage du Golem t'extirpa de tes pensées avant qu'elles ne fassent surgir de nouvelles larmes en lâchant une proie à tes pieds. Ton visage était fermé et vide d'expression, tes yeux d'émeraude couverts d'un voile qui transparaissait colère et peine, tu ne savais pas comment agir. C'était toi qui avait choisi de le sauver, et tu ne regrettais pas ta décision, mais tu ne pouvais t'empêcher de t dire que s'il n'était pas devant toi, tes deux parents le seraient surement.

Soudain, le petit chat aux teintes bleues et grises se mis à pleurer, à gros sanglot, et à s'excuser. Tu n'étais pas très douée avec les sentiments des autres, encore moins quand ils étaient si forts. Tu étais embarrassée et ne savais pas comment réagir face à lui.

- Tu n'y es pour rien, c'était ma décision, dis-tu d'un ton que tu voulais rassurant mais qui était plus distant qu'autre chose, ne pleure pas, sois fort.

La deuxième partie de ta phrase était plus douce, car au fond tu te demandais, si ce n'était pas sa mère à lui que le petit chat regrettait.