Ses moustaches tressaillirent quand Louve butta sur un mot, il était plus dans les habitudes de la minette fauve que dans les siennes d'avoir la langue liée et hésitante. Elle reprit son discours qui, cette fois-ci, se fût limpide. Elle ne s'encombrerait jamais du bégaiement pusillanime dont Léopard s'affublait quand elle était affolée. La femelle d'or songea à la discussion qu'elle avait eu auparavant avec leur frangin.
Ils ne veulent pas comprendre.
Le duo infernal et gonflé par le courage avait le mérite de ne pas broncher devant le plus belliqueux des guerriers, ils se paraient de crocs et de griffes, gonflaient leur pelage, et crachaient leur venin extractif à la gueule de quiconque le voulait. Petit Léopard était peut-être poltronne mais ne se mettait pas en danger inutilement, il était bien beau d'être nourri de force et d'espoir mais la nature avait distribué ses cartes il y a bien longtemps ; un chaton n'était pas de taille. Elle poussa un soupir en regardant sa soeur, soudainement plus sage.

- Oui. Je sais que vous serrez toujours là pour moi mais... nous sommes trop petits... vous ne pourrez jamais nous protéger comme... elle.

Petit Léopard déglutit difficilement. Elle aurait voulu prononcer le nom de la belle effacée, mais c'était encore trop dure.

La louve marqua l'échange d'un silence qui parût éternel à l'esprit du léopard, alors que les prunelles d'ambre de l'ainée d'âme s'égarait sur l'enceinte du camp, celles de la femelle dorée cherchaient inlassablement un signe sur le visage de sa soeur. La petite chatte se demandait ce qu'il se passait dans les songes de sa compère, la colère bouillonnait-elle dans son coeur de la même manière dont la peur dévorait sa frangine ? Petit Léopard laissa errer sa pensée à l'idée que chaque conscience avait un suzerain dominant sur les autres, comme un chef depuis son promontoire. Pour Tigre et Louve, c'était la rage, dévorante, sanguinaire, abhorrante, elle murmurait à leurs oreilles et tirait les fils comme un marionnettiste, pour Renard c'était sûrement la ruse, amusant et amusé, cachant son manque de confiance derrière un dédain qui semblait faux, pour Léopard, c'était établi depuis longtemps.

Si sa soeur se voyait déjà guerrière belliqueuse à la carrure et au caractère imposants, dominant ses acolytes par sa prestance et sa force, qu'elle se réjouissait de fouler les terres du clan de la nuit qui leur étaient alors énigmatiques et impondérables, Léopard redoutait chaque lever de soleil avant celui de son baptême. Elle aurait voulu rester dans la pouponnière, clandestine de ceux qui y grandissaient. Jamais elle n'aurait le stoïcisme et l'hardiesse de Louve, dehors, elle se ferait dévorer.

L'ambre rencontra l'or dans un second silence moins lourd. Sur ce point là, les deux femelles se rejoignaient, elles ne pouvaient compter sur personne. Et plus le temps passait, plus elles se demandaient secrètement si le gouffre entre elles n'était pas trop grand pour compter que l'une puisse compter sur l'autre. Deux duos avaient finis par se former dans la fratrie, fatalement. Elle ne dit rien sur ça, se contentant d'hocher la tête à sa propre pensée.

- Ils ne nous défendront jamais comme elle. Nous ne serons plus jamais les enfants de personne, cette fois-ci, avec surprise, son ton était grave, sérieux.

Tu adressas un sourire narquois au chaton, il semblait croire qu'en t'attaquant il avait de grandes chances de te blesser. Peut-être n'étais-tu pas la plus grande combattante que ton clan n'aie connu, mais tu étais une chasseuse sans égal, et Petit Tigre faisait la taille d'un lapin, à tout casser. Tu souhaitais voir ce qu'il avait dans le ventre, c'était tout. Peut-être aussi un peu lui rappeler sa condition par la force et non les mots qu'ils ne semblaient pas entendre.

- Je t'assures qu'il n'y aura aucune conséquence et que je ne te ferais aucun mal. Attaque moi Petit Tigre, à moins que tu n'aies peur ?

Le petit chat se lança maladroitement sur toi, ses griffes étaient aiguisées et ses crocs bien plantées, il avait de la determination et déjà une belle force pour un chaton, mais restait maintenant immobile, ne devenant qu'un poids pas très embêtant. Furtivement et rapidement, tu l'attrapas par la peau du cou le détachant de toi, et tu le souleva loin du sol de la terre. Tu le posas sur le flanc et ta patte s'abattit sur l'autre, le bloquant en prenant garde de ne pas sortir tes armes blanches ou mettre trop de poids. Il se débattit un instant et tu le relâchas.

- C'est pas mal, mais si tu veux faire le poids contre un guerrier tu as plus intérêt à le déstabiliser, tu n'iras pas bien loin en t'accrochant à une patte, le raillas-tu.

C'était mieux, bien mieux. Le poids du chaton te déstabilisa mais tu ancras tes pattes dans le sol pour résister à basculer en avant, il fallait maintenant t'en débarrasser - et ce sans lui faire mal car s'il sortait griffes et crocs avec plaisir, tu ne pouvais pas en faire de même - d'une manière ou d'une autre. Tu choisis de pencher la tête sur le côté prêt du sol pour que la chaton soit allongé sur celui-ci, ta patte s'abattit alors sur lui, toujours doucement, et tu t'extirpas tant bien que mal.

- Tu seras un bon apprenti si tu réussis à canaliser ta haine contre autre chose que ton clan. D'ailleurs à l'apprentissage tu n'auras pas le droit aux crocs et aux griffes.

Et elle aurait voulu l'entendre, et elle aurait voulu la comprendre, et elle aurait voulu la regarder sans cette nébuleuse entre elles et lui dire "je t'aime", et elle aurait voulu que le contact électrique lui procure la même sensation lénitive que le corps de leur mère, et elle aurait voulu que le pouls qui embrassait le sien tant elles étaient proches pu appréhender sa douleur, et elle aurait voulu que la flamme d'espoir et de fouge qui flambait dans le coeur de l'ambre pu être l'étincelle déclenchante dans celui de l'or, mais il n'en était rien. Pourtant, l'écho qui remontait des tréfonds du vide entre les soeurs étaient le même, les mots ne s'articulaient pas de la même manière et la marionnettiste qui guidaient les deux pantins de vie n'en faisait qu'à sa tête, pourtant, la peine était analogue, elles le savaient.

Quelque chose se brisa, un vase de verre peut-être, un vitrail dans une église innomée, ou était-ce un fragment de son coeur qui n'avait pas pu résister à la bise des dires de l'aimée ? La vérité amenait souvent cette sensation meurtrie et dolente quand on osait enfin la dire. Seuls. Seuls au pluriel. Eux. La solitude était-elle vraiment quelque chose qu'ils pouvaient s'impartir et se départir comme ils le voulaient ? Petit Léopard devait se rendre à une évidence cruellement déchirante ; les falaises seraient toujours là et il y a des jours où elle serait trop fatiguée pour mugir du côté canin. La louve si intrépide et pourtant furtive les voyait-elle aussi ou croyait-elle porter des murmures à ses oreilles ?

Imitant sa soeur, la féline au nom de la harpie des savanes se colla un peu plus contre elle. Elle dévorait l'instant et s'ingéniait à graver ce moment brisé de silence dans son esprit fragile. Et puis, elle repensa à ce que l'autre venait de dire, et elle tenta un écueil, craignant qu'il ne détruise le château d'émotions si fragile qu'elles avaient jusqu'à lors monté, mais ne pouvant s'en empêcher.

- Tu te demandes jamais qui il est, celui qui était censé nous protéger aussi ?

Père. Géniteur. Paternel. Qu'il soit solitaire, combattant ou soigneur, elle lui en voulait. Savait-il au moins que ses rejetons se baladaient et se dévoraient de l'intérieur sur cette Terre ?