Feuille de Papyrus, Mirage Enchanté, Éveil du Dragon, Souffle Lointain, Déclin du Condor, Étoile de Silex, Hantise Guerrière, Romance d'une Nuit, Conquête de l'Infini, Sommeil, Nuage Obscur, Grise Écaille… Autant qu'elle avait aimés, et perdus. À différentes échelles, provoquant différentes souffrances, et aujourd'hui lui restaient ses fils, Nuage Reptilien et Nuage Grondant qu'elle voyait grandir si vite, bientôt elle les acclamerait sous leurs noms de guerriers. Elle avait aussi sa sœur, Égérie des Lucioles, son acolyte d'apprentissage, Rayon de Miel, et son ancien apprenti, Splendeur du Glacier. Quoiqu'elle n'entretenait pas vraiment de relation avec ce dernier depuis qu'il avait été baptisé. Elle était plus seule que jamais, veillant de loin sur ses rejetons, observant sa sœur s'épanouir dans son couple avec le lieutenant, et son ami s'amouracher d'une crépusculienne, tel un sombre idiot oubliant les fatales erreurs du passé. Elle avait grandi dans la guerre à cause d'une bêtise identique commise par ses parents.
Malgré les réclamations de Veille des Ténèbres, Iblis avait gardé Nuée Ardente comme mentor, heureusement d'autres guerriers se chargeaient de faire avancer son apprentissage pendant que sa saleté de tante l'abandonnait à lui-même. Samaël semblait bien s'en sortir également, avec l'ancien apprenti de la guerrière. Ses fils n'avaient plus besoin d'elle, et cette fatalité ne faisaient que renforcer la solitude écrasante de Veille des Ténèbres.

Elle chassait seule loin des frontières avec les autres Clans, qui lui rappelaient les décès de ses sœurs, loin du camp, qui lui rappelait l'absence de Grise Écaille, loin des chemins les plus empruntés, qui lui rappelaient que les autres ne l'étaient pas (seuls). Elle chassait, donc, quand elle entendit un feulement couplé au glapissement d'un renard. Pas n'importe quel feulement, et malgré le chemin du tonnerre sur sa route elle s'élança à toute vitesse pour porter secours à son fils. Qu'est-ce que Nuage Impétueux et Nuage Reptilien faisaient là, au-delà des frontières en train de combattre un renard ? La question se poserait plus tard. Le plus urgent, c'était de les tirer de là. Sans hésiter une seule seconde, elle bondit sur le prédateur qui s'apprêtait à attraper entre ses crocs Samaël, agrippé à la base de sa queue. Elle lui lacéra la joue, s'y agrippant, put grâce à son élan lui mordre la mandibule et lui arracher les poils de la gorge, avant de le lâcher et d'amortir sa chute par une roulade. Elle se releva quasi-instantanément, se retourna vers l'adversaire en feulant. Elle vit Nuage Reptilien, éjecté de sa prise par une ruade du canidé roux, la regarder avec effroi. Il avait peur, mais semblait étrangement excité. Elle sourit en secouant la tête mi-désespérée, mi-amusée, avant de retourner à la charge. Il arrivait au bout de son entraînement et c'était peut-être aussi le cas de Nuage Impétueux, alors Veille des Ténèbres voulait croire en leur capacité à battre l'ennemi, à eux trois. Même si elle n'appréciait pas de savoir son fils ainsi en danger, cela lui insufflait plus d'adrénaline encore, et elle se battait mieux que jamais. Et puis, un guerrier ne pouvait être tenu loin des risques et périls de la vie, elle s'y était résignée depuis bien des lunes. Elle se battit vaillamment, en accordant ses attaques à celles qu'infligeait Nuage Reptilien, quand soudainement un deuxième renard surgit, probablement alerté par les glapissements de son congénère.

- Fuyez ! Ordonna la guerrière aux deux novices.

***

C'était sa toute première bataille ! Son corps agissait par instinct, se souvenant des entraînements avec son mentor, des révisions avec son frère. Grisé, l'adrénaline le parcourait et les émotions étaient toutes plus intenses les unes que les autres. Quand soudain sa mère feula de s'enfuir, il n'hésita pas un instant, il y avait là deux imposants canidés, et il avait toute confiance en Veille des Ténèbres, qui leur avait prêté patte forte plutôt que de les houspiller et les renvoyer au camp chercher des renforts. Il courut à toute allure auprès de Nuage Impétueux, postulant que la guerrière était sur leurs talons. Ils s'enfoncèrent dans la forêt, retournant sur les terres nuiteuses qu'ils connaissaient. Après n'avoir plus perçu les lourds pas des renards, senti leur odeur nauséabonde et entendu leurs halètements et grognements pendant un moment que Samaël jugea suffisant, il s'arrêta et miaula à son camarade :

- C'était fou !

Avant de se retourner, s'attendant à voir sa mère sortir des buissons. Il attendit, à chaque seconde s'écoulant le doute s'installait en lui. Avait-elle fui, elle aussi ?

- Veille des Ténèbres ?

Était-elle restée, bêtement, retenir les prédateurs pour les laisser s'enfuir. N'avait-elle donc pas fui avec eux ? Où était-elle passée ? L'une de ses blessures était-elle trop importante, ne lui permettant pas d'aller aussi loin qu'ils avaient été ? Elle allait arriver d'un instant à l'autre, ce n'était pas possible autrement. Il ne pouvait pas avoir perdu sa deuxième mère. Elle ne pouvait pas être… non. Elle allait arriver.

***

- Je ne vous laisserai pas les prendre !

Feula la guerrière alors que les deux jeunes mâles disparaissaient dans les fourrés derrière elle. Ils avaient obéi sans sourciller, et elle se retrouvait seule face à deux renards. Elle allait devoir rusé pour leur donner suffisamment d'avance. Elle refusait catégoriquement de perdre son fils. Ces satanés canidés ne l'auraient pas. Elle ne pouvait pas se contenter de se cacher dans un arbre, ils suivraient alors les novices, ni de s'enfuir d'un autre côté, ils risquaient de se séparer ou de décider d'aller dans la direction prise par la majorité des chats. Alors elle attaqua, roulant sous le ventre du premier et lui lacérant une patte, pour bondir sur le flanc du deuxième et le mordre à l'épaule. Si fort qu'elle sentit le sang du renard couler le long de sa gueule. Elle se défendit rageusement, mais que pouvait-elle face à deux renards ? Lorsqu'elle jugea avoir donné suffisamment d'avance aux deux jeunes, il était trop tard. Elle ne put guère s'enfuir, et prise entre les crocs de l'un, Veille des Ténèbres ne put que voir sa vie défiler, et s'enfuir de son enveloppe charnelle pour s'éteindre dans une effusion de sang. Mirage Enchanté, Éveil du Dragon, Souffle Lointain, Déclin du Condor, Étoile de Silex, Hantise Guerrière, Romance d'une Nuit, Conquête de l'Infini, Sommeil, Nuage Obscur, Grise Écaille… Autant de chats qu'elle allait désormais rejoindre, là-haut, parmi les étoiles.

Sans s'en rendre compte immédiatement, Samaël se mit à trembler, fixant le buisson duquel ils étaient sortis avec intensité, attendant d'en voir émerger sa mère. Que faisait Veille des Ténèbres ? Pourquoi n'arrivait-elle pas ? Chaque seconde s'apparentait à une heure, Nuage Reptilien sentait peu à peu ses blessures le faire souffrir tandis que l'adrénaline s'échappait pour laisser place à l'angoisse. Depuis combien de temps attendaient-ils ? Venaient-ils tout juste d'arrêter leur course, ou bien le soleil avait-il largement avancé dans le ciel pendant qu'ils attendaient de voir surgir la guerrière ? Elle ne pouvait pas… Elle s'en était sortie, non ? La connaissant, elle devait s'être bien joué des renards, bien petite péripétie à côté de toutes celles qui avaient rythmées sa vie. Oui, Veille des Ténèbres allait arriver.

- Qu'est-ce que vous faites là, tous les deux ? Que vous est-il arrivé ?

Samaël cilla, quelqu'un était arrivé, mais ça n'était pas sa mère. Il se tourna, les yeux luisants, vers les nouveaux arrivants. Ironie du Désespoir qui venait de les interroger s'approcha simultanément de son petit-fils pour s'enquérir de son état, tandis que Nuage Reptilien répondait mécaniquement en fixant Nuage Grondant, qui se tenait à côté de Rayon de Miel, dans les yeux :

- On a rencontré un renard, Veille des Ténèbres est venue nous aider, on allait s'en tirer quand un deuxième goupil est arrivé. Elle nous a dit de nous enfuir et maintenant on… On l'attend.

Nuage Grondant comprit la situation en un instant. C'était encore arrivé. Sa fourrure se hérissant sur son échine tandis qu'il écoutait le court discours de son frère, il demeura immobile sans esquisser le moindre geste ; il ne voulait pas la voir morte. Pas elle. Le matou secoua alors fermement la tête et se détourna d'un bloc, détachant ses prunelles ambrées de Samaël pour les laisser errer dans le vague ; sans le moindre mot, le corps tendu et la queue droite, il prit la direction du camp d'une démarche raide sous les regards de ses camarades. Qu'ils aillent chercher sa dépouille si cela les enchantait. Lui, il ne voulait pas assister à ce spectacle.