Éveil du Dragon s'approcha du Promontoire lorsque la meneuse lança l'appel, écoutant son discours non sans dissimuler sa surprise lorsqu'elle lui attribua Nuage Glacé ; il était rare qu'un apprenti change de mentor et cette nouvelle n'allait pas pour lui déplaire. Il avait apprécié sa partie de pêche avec le jeune mâle noir et s'était pris à regretter de ne pas pouvoir se charger de son entraînement lorsqu'il lui avait confié ne pas s'entendre merveilleusement bien avec Épicéa Enneigé. Il fallait croire que pour une fois, le Clan des Étoiles l'avait entendu... Cette annonce l'enchantant, le guerrier s'approcha de son nouveau novice pour lui effleurer la truffe comme le voulait la coutume et miaula avec un sourire complice :

-Eh bien ! On va pouvoir pêcher un tas de poissons ensemble, maintenant !

Reportant ensuite son attention sur la fin de la déclaration d'Étoile Silencieuse, le matou écaille poussa un grognement imperceptible en avisant Museau Doré -ou plutôt, Museau Balafré, qu'il n'avait jamais réellement porté dans son cœur. Qu'est-ce qui lui avait pris tant de temps, pour revenir ? Pourquoi seulement maintenant, après des dizaines de lunes sans donner signe de vie ? Pouvait-on réellement faire confiance à un félin qui avait passé la majorité de sa vie à traîner avec les solitaires, en plus d'être né hors du Clan ? Il était évident que son attachement à la tribu ne pouvait être aussi fort que celui d'un véritable guerrier. Ce félin n'avait passé qu'une poignée de lunes au sein du Clan de la Nuit... Éveil du Dragon le suspectait d'être rentré uniquement pour les beaux yeux de Lac de l'Hiver ; dommage pour lui, elle ne l'avait guère attendu. Son humeur quelque peu entachée par ce retour incongru, le mâle gris-crème décida pourtant de garder ses pensées pour lui et il préféra ajouter à l'intention de Nuage Glacé :

-Ça te dit qu'on rattrape le temps perdu en commençant par un entraînement ?

Nuage Glacé semblait lui aussi enchanté par la décision de la meneuse, ce qui réchauffa le cœur du vétéran ; il ferait tout son possible afin de permettre au jeune mâle de s'épanouir. Nul doute qu'avec de la persévérance et du travail, il deviendrait un guerrier exceptionnel ! N'attendant pas davantage, Éveil du Dragon se releva à la fin du discours de la chef et prit la direction de la sortie, suivi de près par son nouvel apprenti.

Comme si un orage pesait sur eux depuis maintenant plusieurs lunes, Étoile de Silex pouvait sentir l’air s’alourdir au fil que la chaleur s’exacerbait, une pression invisible écrasant leurs esprits, où une toute nouvelle menace semblait s’être immiscée. Un visage blanc zébré de deux bandes d’ébène, qui refermaient une paire de petits globes de noirceur. Silex ne s’était pas une seule fois retrouvée face à eux, mais leur odeur surgissait des fougères, des écorces, des rochers, de partout, parvenant même à repousser la puanteur de l’Aube dans un recoin délaissé de leurs pensées. Plus personne ne sortait seul, et il n’y avait pas d’apprentis sans guerrier dans les pinèdes de la Nuit.
Et pourtant, elle était là, coincée avec ce poids qui ne cesserait de croître attaché à sa colonne vertébrale, et qui ballotterait bientôt sous elle au rythme de ses pas. Coincée avec ce corps qu’elle reconnaissait à peine, ce corps qui la tiraillait avec des envies aberrantes, une fatigue ridicule et une irritation décuplée. Et s’il n’était pas question qu’elle reste cloîtrée au camp, ni qu’elle ne passe ne serait-ce qu’une seule patte sur le sol de la pouponnière avant que les petits monstres ne soient nés, elle sentait bien que cet imbécile de compagnon la traitait comme une infirme depuis qu’Axiome avait annoncé sa gestation. Celle-ci était passée inaperçue aux yeux du clan, mais tout lui paraissait s’accélérer trop vite. Là où elle avait prié pour que les chatons naissent au plus vite, elle se retrouvait à repousser inconsciemment la mise bas. La tension était trop importante. Elle ne voulait pas mettre bas. Pas maintenant. Pas encore. Quand tout serait réglé. Oui. Quand tout serait réglé. Quand Léviathan serait mort. Quand les blaireaux auraient disparus. Et quand cette foutue pluie aurait cessé.
Flash.
Urgh. Du sang partout. Une mare rouge se mêlait aux torrents de pluie. Sa vue brouillée qui apercevait à peine la forêt sombre autour d’elle. Les prunelles d’or de Nuage de Miel, rondes comme des billes, qui la fixaient avec horreur. Dragon qui se pressait contre sa fourrure trempée, des grondements sourds s’échappant de sa gueule. Les petits ? Les avait-elle perdus ? Elle était trop assumée par la douleur pour sentir quoi que ce soit. Non. NON ! Son feulement se mêla à celui de son lieutenant et compagnon, tous deux vociférant dans une horrible cacophonie, elle qui lui crachait sa haine de Léviathan à la figure tandis que lui répétait quelle inconsciente elle était, qu’il n’aurait jamais dû la laisser sortir du camp, qu’elle avait couru droit dans les pattes de son piège. Mais que pouvait-elle en avoir à faire de tout ce chaos qui l’entourait. Elle voulait lacérer sa face de boue une fois pour toute. Ha. Il pensait pouvoir leur prendre la faille ? Il pensait pouvoir la jeter, e l l e , du haut des gorges de la Nuit ? Soit, mais elle l’emporterait avec elle. Qu’avait-elle à perdre après tout ? Ses petits étaient sans doute déjà morts, ils étaient dans son ventre, inertes. Elle les avait poussé entre les griffes glaciales et impitoyables - mais, ô dieux soient loués, étincelantes - du Clan des Étoiles. Et lui, il payerait pour ça. Il payerait pour tout. Le regard noir, lançant des éclairs sulfurés sur tout ce qui croisait son chemin, Silex poussa un dernier feulement froid contre son compagnon, son ventre se brisant en mille morceaux tandis qu’elle se tirait à nouveau sur ses pattes, griffes sorties. Peut-être était-ce pour le mieux. Que ses petits ne voient jamais la vie. Sa gorge se noua à cette pensée. Combien était-elle encore prête à sacrifier ? Combien était-elle encore prête à détruire ? Était-ce vraiment ça ce qu’elle voulait laisser d’Étoile de Silex ? Un Éveil du Dragon solitaire, déchiré une nouvelle fois par la peine et la culpabilité ? Mais il était déjà trop tard, ses griffes s’agrippaient vainement à la boue alors qu’elle s’avançait chancelante vers la bataille qui faisait rage, quelque part dans l’obscurité de l’orage.
Mais un éclair noir-blanc surgit des fourrées, la croupe de la bête, zébrée par des marques de griffes, sa gueule haletante, ruisselant du même liquide sanguinolent qui la maculait. Il la fixa le temps d’un quart de seconde, le cri étouffé de Nuage de Miel happant l’air derrière elle, avant qu’un sourire sembla se faufiler sur le museau du monstre. Il se jeta sur elle. Et une flèche de poussière gris-beige s’empara de son champ de vision dans un grognement menaçant.


Ses petits n’étaient pas morts, finalement. C’était Sauge qui le lui avait confirmé. Puis Axiome un peu plus tard, alors qu’elle ne voulait pas vraiment croire ni l’un ni l’autre. De vrais durs à cuir, et ils ne sont même pas encore nés, Avait-elle pensé. Léviathan, lui, il l’était. Mort. Mais pas de ses griffes à elle. Un blaireau s’en était chargé. Sa tanière des guérisseurs grouillait d’Aubistes, et elle n’en faisait rien. Cette alliance muette laissait un goût amer sur sa langue, une alliance forcée par le sang d’un trop grand nombre. Cette histoire finirait par se dissiper, lentement, puis plus personne n’en parlerait plus. Au camp, plus personne n’en parlait déjà plus. Comme si personne n’osait vraiment y mettre les mots. La honte, l’amertume. Peut-être était-ce trop douloureux pour le mentionner. Elle ne l’oublierait pas. Mais elle devrait un jour laisser la place aux générations futures. Et eux, ils oublieraient pour elle. Elle avait décidé de se taire, elle aussi. Pour Dragon. Elle ne commettrait plus la même erreur. Son ventre prenait à nouveau vie, et tous les jours, elle se chargeait de lui apporter des proies. Sa blessure semblait s’infecter. Ce n’était pas beau à voir. Et la peur lui nouait toujours les entrailles.



Son ventre manquait d’exploser alors qu’elle se hissa sur le promontoire. Elle devait annoncer des baptêmes.

« Que tous ceux qui sont en âge de chasser se rassemblent au pied du promontoire », lâcha-t-elle, sa voix basse roulant comme un tambour dans la clairière.

Tout paraissait être retourné à son train de vie habituel. Les Aubistes avaient disparus, les discussions animées avaient repris leur cours, et voilà qu’elle accueillait de nouveaux guerriers dans ses rangs, ainsi que de nouveaux apprentis. Pourtant, les blaireaux rôdaient toujours, elle le sentait, ils le sentaient. Néanmoins, elle craignait que cette menace ne soit oubliée trop vite. Certains mentors laissaient déjà leurs apprentis gambader seuls dans la forêt. Et elle, elle devenait vieille et grincheuse, quand elle épiloguait pour une énième fois que ce n’était ni prudent ni particulièrement intelligent mais bel et bien dangereux, inconscient, stupide…crotte de souris, elle était à deux griffes de se maudire elle-même.
Son regard glissa ensuite vers Dragon, à son poste, comme elle le lui avait ordonné. Il lui avait proposé de se retirer, mais elle avait très poliment refusé, son grondement retentissant très certainement jusqu’aux Montagnes Sibyllines et au-delà. Un soupir s’échappa de sa gueule. Il s’en remettrait. Il devait s’en remettre. Elle avait besoin de lui. Et de personne d’autre.

« Allez, venez, approchez-vous. Ces baptêmes sont sans fin, alors autant ne pas traîner. Nuage Floral, Nuage de Grêle, Nuage de Givre, Nuage de Pic, Nuage d’Alouette, Nuage Mauve, Nuage de Lys, Nuage Glacé et Nuage d’Anathème, vos mentor m’ont informée qu’il était grand temps que vous receviez vos noms de guerriers. Vous vous êtes battus vaillamment et avez tous prouvé votre valeur, à votre manière durant ces dernière lunes. Tout comme Nuage Veilleur et Nuage de Miel, dont j’ai moi-même pu constater les progrès. Êtes-vous prêts à donner vos vies pour votre clan, à protéger vos camarades quoi qu’il advienne ? »

Une série de « Oui » désordonnés mais solennels retentirent ensuite. Un sourire se faufila sur ses babines, faisant étinceler ses canines de fiertés, et se laissant prudemment dégringoler le long de la paroi du promontoire, et vint se poster devant la ranger de nouveaux guerriers.

« Je vous nomme donc, au nom du Clan des Étoiles, et du Clan de la Nuit, guerriers à part entière et vous donne vos nouveaux noms : Perce-Neige, Tempête de Grêle, Baie de Givre, Fracas du Pic, Chant de l’Alouette, Fleur de Lavande, Lys Cendré, Croc de Glace, Triomphe de l’Anathème, Veille des Ténèbres et Rayon de Miel. »

Elle salua chacun d’entre eux, puis se hissa encore une fois sur le promontoire.

« Petite Souris, Petit Campagnol et Petite Renarde, Petit Névé, Petit Glacier, Patte Enneigée, Petit Amour, Petite Avalanche et Petite Borée ; vous avez enfin atteint vos 6 lunes, il est donc temps de quitter la pouponnière et d’entamer votre apprentissage. Nuage de Souris, tu seras sous la tutelle d’Avenir du Brasier. J’espère que tu sauras t’habituer au caractère borné de ta mentor. Nuage de Campagnol, je te confie Grâce du Bouquetin. Nuage de Renarde, quant à toi tu seras l’apprentie de Beauté de l’Ange. (D’un signe de la tête, Silex les incita à se saluer, puis elle se tourna vers la portée d’Avenir du Brasier.) Nuage de Névé, ton mentor sera Museau Balafré. T’inquiète, c’est normal s’il fait un peu peur au début. Nuage du Glacier, tu seras aux côtés de Veille des Ténèbres. Je compte sur toi pour l’agacer autant que tu le voudras, mais essaie quand même d’apprendre quelque chose. Nuage de Neige, je te présente Plume de Pigeon. N’essaie pas de le faire rire, personne n’y est jamais parvenu. Nuage Chaleureux, tu colleras aux pattes de Croc de Glace. Nuage d’Avalanche, tu apprendras avec Tornade Boréale. Bonne chance, camarade. Et Nuage Boréal, c’est Fleur de Lavande qui t’enseignera. Amusez-vous bien, vous deux. Nous accueillons également dans nos rangs une jeune solitaire, qui apprendras nos coutumes. Je comptes sur vous tous pour aider Nuage Tempétueux au mieux à s’intégrer, et tout particulièrement, je compte sur toi, Ironie du Désespoir. »

Quelques jours plus tard, Étoile de Silex avait mis bas. Une mise bas difficile, ensanglantée tout comme l’avait été la gestation. Mais quatre petites boules de poils gigotaient au sol, bien vivantes.

*

« M’man, m’man ! Y sont où, Y sont où ? »

Patte de Jais galopait vers sa mère, ses lourdes pattes manquant de lâcher sous son poids, ses bonds écrasants faisant voler les constellations blanches qui étaient venues maculer sa fourrure depuis peu. Elle avait hérité des mouchetures de Dragon, là où personne n’aurait pu le deviner à sa naissance, et très vite toute la fratrie s’était mise à la nommer Écaille, son véritable nom s’effaçant peu à peu sous les éclaboussures immaculées. Un étrange phénomène, que Basalte avait très rapidement envié, se demandant quand ses rayures rousses à elle allaient enfin se mettre à grandir. Et quand un malheureux lui avait annoncé que cette métamorphose était sans doute réservée à sa soeur, elle avait disparu dans un trou pendant près d’une journée entière, grondant comme un blaireau.
À peine allait-elle répondre à sa fille, que celle-ci se précipitait déjà vers l’antre des guérisseurs, laissant sa mère grommelante derrière elle au profit des nouveaux arrivants. Tant pis, elle laisserait  à Sauge le loisir de la chasser de sa tanière à coups de mousse.
Les nouvelles voyageaient vite, à peine était-elle rentrée de patrouille que les monstres étaient déjà au courant de tout, avant même qu’une décision ne soit réellement prise. Sa portée s’était agrandie et Dragon n’aurait d’autre choix que celui des noms. Elle savait qu’elle n’aurait rien à dire que ses boules de poils les traiteraient déjà comme des leurs. Ils n’avaient aucune notion des liens du sang, si bien qu’avec le temps, ils oublieront qu’un jour ils n’aient pas toujours vécu ensembles. Qu’un jour leur mère avait trouvé deux orphelins agonisant dans la chaleur d’une horrible feuille noir onyx, repliée sur eux, les étouffant à petit feu.

*

« ASSEMBLÉE »

Sa voix retentit au-dessus de la clairière tel un mugissement féroce, son regard foudroyant encore Éveil du Dragon comme s’il était le seul responsable de tous ses malheurs. Elle le détestait pour les mots qui sortaient d’entre ses crocs, elle le détestait pour la simple idée qu’il l’abandonne ainsi, alors qu’il avait juré la seconder jusqu’au bout. Elle le détestait pour la vérité qui ne cessait de s’écouler de sa gueule, et pour l’injustice qu’il avait subit. Et elle détestait par dessus tout que tout cela ait été sa faute. Mais elle ne pouvait pas se cacher derrière des substituts de lieutenant, derrière des pseudo-conseils dans son antre. Elle ne pouvait pas se cacher du fait que la blessure de Dragon ne voulait pas guérir, des murmures de ses guerriers qui ne faisait qu’empirer de jour en jour. Oh, des bruissements de voix, elle en avait eu toute sa vie dans son dos, si cela n’avait tenu qu’à elle, elle les aurait ignoré jusqu’à sa mort. Mais voilà, ils étaient deux, et ça ne tenait plus à elle seule.

« Comme vous le savez tous, Éveil du Dragon ne peut plus assurer ses fonctions. Sa blessure ne semble pas vouloir guérir de si tôt, et il m’a donc prié de le libérer de son titre de lieutenant pour qu’il puisse rejoindre la tanière des anciens. »

Pourquoi tous ceux autour d’elle étaient réduits à des infirmes ? Sa propre malchance semblait se transformer en maladie dangereusement contagieuse. Mais elle ravala son écoeurement et d’une voix âpre, sa langue claquant contre ses crocs, elle se hâta de terminer l’annonce au plus vite.

« Le Clan de la Nuit te remercie pour tout ce que tu as donné. Va et puisses-tu t’allonger confortablement au soleil jusqu’au restant de tes jours. Plume de Pigeon. Tu es un guerrier valeureux, attentif et loyal. Acceptes-tu de servir ton clan non en tant que guerrier mais en tant que lieutenant du Clan de la Nuit ? »