@Nuage de Louve

Océan de l’Albatros était mort. Jaspe Etoilé aussi. Menace d’Orage avait du dominer deux soigneurs. Il n’en tirait aucune satisfaction. Encore heureux, que j’ai gagné. De quoi aurait-il eu l’air, auprès de la Forêt Sombre ? Il aurait ridiculisé Fureur des Erinyes, se serait ridiculisé, aurait mis Nuage de Louve en danger. Que serait devenu Petit Train et les enfants d’Eubora ? Qui aurait guidé le Zénith ? La tribu se serait-elle arrêté sur cette voie d’évolution, ou quelque aurait-il repris le flambeau ? Qui ? se demandait-il sans cesse depuis ce jour. Il avait été clair, si quelqu’un voulait prendre sa place, il devrait désormais parvenir à le tuer. Menace d’Orage avait tiré profit de cette démonstration de force pour imposer ses décisions. Pour… prendre la tête de la tribu. De nombreux changements étaient encore à venir, mais les élus étaient tombés. J’ai fait tomber les élus. Il n’était donc plus un élu. Qu’est-ce que je suis ? Un chef ? Non  non non, hors de question. Il n’était pas Etoile Acharnée, il n’était pas un guerrier de la même trempte que les claniques. Il était quelque chose de plus. Affilié à la Forêt Sombre, à préférer l’attente et la reconnaissance sur un terrain plutôt que l’affront direct et brutal. Il n’était pas clanique, qu’importe ce qu’avait dit Océan de l’Albatros. Il était né dans le crépuscule mais ça ne déterminait pas qui il était. Jamais. Il s’était détaché de tout ça et jamais, jamais, il ne serait leurs semblables.
Une longue balafre lui courait le long du dos et une de ses oreilles avait été croquée par Jaspe Etoilé ou Océan de l’Albatros. Il ne savait pas vraiment qui était à l’origine de quelle blessure. Il se souvenait encore des techniques incertaines, des tentatives de frappe qui n’avaient mené à rien de la part des défunts. Les deux soigneurs n’avaient pas les muscles de guerrier. Vous auriez pu me tuer, si seulement vous aviez appris à vous battre. Vous auriez pu défendre vos idées. Mais vous ne l’avez pas fait. Vous avez été un si bon exemple pour toute la tribu. A vouloir promouvoir le pacifisme ils avaient sombré. A vouloir discréditer Menace d’Orage… Ils n’avaient fait que se discréditer eux-mêmes.
Il grogna en montant l’ascension ensoleillée. Il devait rejoindre Nuage de Louve, mais ses blessures d’un combat en un contre deux étaient encore trop fraîches pour supporter un tel effort. Arrivé derrière la barrière des bipèdes, il se laissa tomber dans un renflement de montagne. Avec le soleil couchant dans son dos, il était caché. Il ne pourrait être vu que si une patrouille s’approchait de près pour renouveler le marquage. Louve lui avait assuré que ce ne devait pas être le cas. Auquel cas, il fuirait de manière bien lente, si le clan de la nuit ne tentait pas de l'exécuter sur le champ. Un tel ordre d'Etoile Acharnée serait la bienvenue suite à la mort de leur guérisseuse à la prairie chatoyante. Quel mensonge il pourrait inventer pour justifier sa présence sur la frontière ? Je me suis perdue désolé. J'ai confondu la montagne et le phare. Ça arrive quand il fait nuit. Pas très crédible. Etoile Acharnée n'était pas dupe. Les guerriers nuiteux bêtes mais suffisamment mauvais pour ne pas se laisser berner.
La dernière fois que l'élu zénithien en avait croisé, il avait coupé court à l'existence du félin. Puissance du Berserk. Il ne savait pas si le mensonge avait été avalé par la nuit, si Nuage de Louve avait été accusée... Après avoir jeté son mentor du haut du massif de l'espérance après lui avoir déboité une patte, Menace d'Orage lui avait dit de le rejoindre ici, deux nuits avant la nouvelle lune, pour savoir si tout allait bien. Il se doutait que ce ne serait pas le cas, mais il ne pouvait en deviner la gravité. Quel ravage la mort - nécessaire - de Puissance du Berserk allait-elle produire sur elle ? Il l'aurait trahie, c'était sûr. Quand elle lui avait partagé le comportement de plus en plus distant de son mentor, Menace d'Orage s'était méfié, comme il se méfiait de tout nuiteux. D'une manière peut-être toutefois exagérée, étant donné qu'il s'agissait de la sécurité de son allié. N'est-elle pas ton apprentie, en fin de compte ? Peut-être bien.
Menace d'Orage s'écrasa un peu dans l'ombre pour ne plus être qu'une ombre parmi les ombres. Nuage de Louve trouverait son odeur, et celle du sang, certainement bien rapidement. Un sourire bref lui échappe à l’idée que quelqu’un s’inquiète pour lui. ça n’était par arrivé depuis combien de temps ? A peu près… toujours ?

@Nuage de Louve

Nuage de Louve sembla s’émanciper de ses ombres. Ce fut subtil, car le changement fut si discret. Il aurait été facile de le rater si Menace d’Orage ne la regardait pas avec d’immenses yeux plein d’extase. Elle venait de prendre le dessus, de les conquérir. En quelques instants, les ombres qui l’oppressaient, enserraient sa gorge et son regard se firent plus petites, plus craintives, comme un chien bruyant disputé par son bipède. Soudainement, Nuage de Louve avait pris le dessus sur cette obscurité autour d’elle. Elle n’était plus perdue, dominée et étouffée par la peur et la culpabilité. Elle venait de les attraper entre ses crocs et de s’imposer comme Déesse de la Nuit. Sa Déesse de la Nuit.
Et quand sa Déesse pressa son museau contre lui, Menace d’Orage s’arrêta de respirer. Pour plusieurs raisons. Tout d’abord, il craignait qu’elle entende les battements effrénés de son coeur dans sa poitrine. Elle s’en moquerait certainement. Quoi, le félin prêt à se dresser contre le monde menaçait de faire un arrêt cardiaque au contact d’une femelle ? Y’avait bien plus viril. Deuxièmement, il craignait que tout ceci ne soit qu’un rêve. Et si elle disparaissait ? Menace d’Orage ne rêvait que rarement d’autre chose que la Forêt Sombre, mais sur un malentendu… Il aurait pu prendre ses rêves pour des réalités, imaginer des choses que Nuage de Louve n’aurait jamais osé faire. Dans la réalité, ils n’étaient pas à leur premier contact non plus. La Tête du Zénith l’avait consolée après leur meurtre de son mentor, ils s’étaient entraînés au combat ensemble et avaient passé beaucoup de nuits à discuter l’un à côté de l’autre. Mais cette proximité était indéniablement différente. Elle était intime. Intime et douce. Intime et…  Il ne fit attention à l’odeur de la féline qu’en cet instant. Elle sentait les hauteurs, le vent, et une fleur qu’il ne connaissait pas. Une fleur des montagnes. Il voulait en savoir le nom et en garder une dans le phare, cachée quelque part. Un frisson le traversa. Il se promit de trouver, de récolter toutes les plantes sur le territoire nuiteu si c’était la seule solution, mais de trouver quoi qu’il arrive.
Ou de lui dire de venir avec moi dans le phare, pensa cette partie de lui qui ne cherchait pas à tout planifier. Cette partie de lui qui voulait simplement vivre sans être opprimé et moqué. Cette partie de lui qu’il avait tailladé d’amertume et de haine pour l’enterrer tout au fond de son être et qui ne devait pas refaire surface. Surtout pas en cet instant. J’ai besoin d’elle dans la nuit… Elle est la plus belle opportunité que j’ai jamais eu.
S’il avait eu une sorte de confident, peut-être cette personne aurait-elle pu lui demander ce que désignait le mot opportunité pour lui. La chance d’obtenir des moyens de pression politique ou… d’être quelqu’un d’autre ? Peut-être véritablement lui-même, mais à petite dose sans quoi tous ses plans s’effondreraient ?
Changerait-il, si elle le rejoignait dans la tribu ? Deviendrait-il comme tous ces mâles obnubilés par leur femelle ? L’idée l’effraya. L’idée que Nuage de Louve le change et qu’il devienne un inconnu même pour lui-même. Ses battements de coeur demeurèrent toujours aussi intenses, mais pour une raison alors tout à fait différente.
”Ils se sont trahis eux-mêmes, dit-il en déglutissant avec difficulté. Il avait soudain beaucoup trop chaud. Les pacifistes m’ont attaqué pour se défendre. Ils ont montré à tous qu’on ne peut se défendre par la paix. Océan de l’Albatros et Jaspe Etoilé ont perdu la bataille qu’ils ont eux-mêmes commencés.”
Menace d’Orage prit une profonde inspiration.
“Je les ai tués aussi.”
Elle devait savoir. Quelque part, il voulait qu’elle le sache. Elle savait quel masque de meurtrier il était prêt à prendre pour ses objectifs, elle en avait été témointe… Et elle devait savoir qu’il n’abandonnerait ce masque pour rien au monde.