SOUVENIR IMMACULÉ

SOUVENIR IMMACULÉ

Nuit d'Obscurité se tourna vers son cousin, ses yeux verts dans les siens.

"- Tu as raison sur tout, c'est bien la seule raison pour laquelle je ne me laisse pas aller, mes chatons."

Le deuil, c'était bien une chose qu'elle connaissait. Elle avait eu à en faire un très jeune, suivi de beaucoup d'autres, comme Feuille d'Eucalyptus.

"- On a tant perdu, et pourtant, on continue d'avancer... Quelle vie insensée." Miaula-t-elle, plus par réflexion que pour dire réellement quelque chose.

"- Tu sais, je ne devrais pas, car c'est grâce à ça que j'ai mes chatons, mais je commence à penser que c'était une erreur de briser le Code des Guérisseurs. On m'avait prévenu que mes actions mèneraient le Clan de la Nuit dans l'obscurité, et j'ai continué... C'est en partie à cause de moi, tout ça." Elle avait besoin de se confier. D'ordinaire, elle l'aurait fait à Souvenir Immaculée, mais elle se préparait pour son voyage à la Cénote.

Tu ne parvenais pas à dormir ce soir-là, ton esprit voguait sur les drames dont le camp avait été la scène maudite. Tiraillée, tu ne savais plus quoi penser. D'un côté, la mort de ton cousin, assassiné lâchement par un chat qui n'avait rien à faire là, de l'autre, celle d'un ami qui était sûrement un traitre, tout avait basculé du jour au lendemain, en un battement de cil. Tu n'arrivais pas à oublier la peur qui avait habité ton corps lorsque les pattes de Golem Polaire s'étaient approchées d'Étoile Acharnée, un sentiment de désespoir et d'impuissance qui t'était jusqu'à lors inconnu. Tu t'étais jurée, juste après, de ne jamais avoir d'enfants, ça n'était déjà pas dans tes projets, mais tu ne pouvais t'imaginer l'asthénie que tu ressentirais face à eux, la peur constante. Tu savais que jamais ton esprit n'atteindrait l'ataraxie, tu étais née à un temps où elle n'existait pas, mais tu pourrais au moins essayé de vivre en paix.

Alors que le clan de la nuit dormait, s'oubliant dans des terres où la douleur n'existait pas et que la mort transcendait, seule la lune brillait dans le ciel. Le temps avait décidé d'accorder du répit aux chats, entre orages et tempête estivale. Les étoiles scintillaient bien haut dans le ciel alors que la chaleur de la journée s'était effacée, on n'entendait pas un bruit si ce n'est le bruissement des pins et les hululements des chouettes. Dans l'ouverture de la tanière des guerriers, deux yeux verts brillaient discrètement, c'était les tiens, presque invisibles. Tu n'avais pas prévu de bouger, juste de regarder, mais tu vis ton compagnon, lui aussi victime d'insomnie, se glisser hors du camp en silence. Étirant tes membres ankylosés rapidement, tu t'élanças à sa suite comme une ombre, imitant son salut aux deux guerriers de garde.

Ton coeur se serra quand tu compris où ses pas le portaient. Là, assis, les yeux rivés sur le sol, Étoile Acharnée fixait un tas de terre fraichement retourné. Partout dans le vallon, des tombes de fortune se dessinaient, des souvenirs d'autrefois, pour certains oubliés depuis longtemps. Tu t'approchas du tombeau de ton cousin, et t'assis à côté du meneur, à peine collée à lui, ta queue posée sur la sienne, sans le regarder pour autant.

- Il a eu une grande vie tu sais, miaulas-tu avec douceur, il a reconstruit quelque chose auquel plus personne ne croyait.

Il ne bougea ni quand tu arrivas, ni quand t'assis près de lui, ni quand tu initias un timide contact pour lui apporter le peu de réconfort à offrir dans des moments comme celui-ci. Ses paroles serrèrent un peu plus ton coeur et, dans une vague d'empathie mêlée à l'amour que tu lui portais, tu sentis des perles se former dans tes yeux. Tu retins les larmes, fixant la tombe du défunt membre de ta famille élargie. Étoile Acharnée avait raison, son prédécesseur aurait mérité de mourir comme les plus grands chefs que les claniques avaient connus, dans un combat de rage pour protéger sa tribu jusqu'à son dernier souffle, ou tout simplement en rendant celui-ci de vieillesse aux côtés de ses enfants déjà bien grands et d'une Neige Sibylline tout aussi âgée. Tu n'avais jamais imaginé qu'Étoile du Phoenix put être lâchement assassiné, tu pensais que le jour où il mourrait, tes poils seraient grisonnants, peut-être toi et celui qui serait toujours Kinkajou Carmin seriez anciens en ces temps là. Mais cette histoire t'avais été arrachée sans prévenir, comme elle l'avait été au meilleur ami du disparu, comme elle l'avait été à tout le clan de la nuit, et la peine ne s'en allait pas. La colère restait pour cette inconnue, porteuse de chatons maudits, dans cette petite grotte sombre creusée dans la roche de votre domicile, et tu savais que, tant qu'elle y serait, les nuiteux continueraient d'haïr et ne pourraient laisser s'envoler le souvenir de celui qui les avait guidés à la rédemption et à la grandeur. Tu poussas un petit soupir, tu n'avais pas les mots pour lui faire du bien, tu ne savais pas quoi dire, mais tu te devais d'essayer.

- Nous le vengerons, sa mort ne sera pas sans conséquences, Quetzal devra connaitre un sort pire que la mort.

La colère grondait dans ta voix sans que tu ne puisses l'en empêcher, il n'était pas envisageable pour toi que la femelle du Zénith s'en sorte. Qu'elle continue de vivre sa vie tranquillement, où qu'on y mette un terme sans qu'elle ne ressente la même souffrance que celle qu'elle avait infligée. Tu laissais Golem Polaire en dehors de l'équation, tu ne savais pas si ton compagnon savait l'amitié qui t'avait lié au mâle mais de toutes façons, il était mort aussi, inutile de ressasser sa mémoire.

Une haine pas si nouvelle bouillonnait en toi, elle avait remplacé la colère et devenait presque viscérale. La tribu du zénith avait été laissée tranquille bien trop longtemps, on lui avait alloué des droits auxquels elle n'aurait jamais du avoir accès. Les chats qui y vivaient, sans foi ni loi, avaient fait ce qu'on attendait d'eux en silence depuis toujours ; ils sévissaient sans remords, individuellement, impunis. Une bourrasque d'air chaud caressa la nuit et agita tes moustaches alors que tu ne parlais toujours pas, tes yeux plantés sur le tas de terre sous lequel reposait la carcasse d'Étoile du Phoenix. Tes griffes s'échappèrent un peu de tes pattes pour se planter dans le sol meuble du vallon, les chouettes nocturnes chantaient alors que quelques nuages pâles couvraient le ciel noir, la vie continuait. Non, cela ne pouvait pas continuer ainsi, il fallait faire quelque chose. Enfin, tu te tournas vers ton compagnon.

- Je ne sais pas. Mais si tu la laisses rentrer chez elle, avec ses enfants, la tribu ne fera rien. Elle les verra grandir, les aimera, reprendra sa vie comme si de rien était, alors qu'elle a arraché un chef, un père, un frère, un ami, à tout un clan.