O R Q U E & B A S A L T E

L’éclat de la lune était toujours le même, ici ou là-bas, froid, lointain et solitaire. Dans l’obscurité de la nuit, même les contours des cimes auraient pu être ceux des Montagnes Sibyllines. Mais les odeurs…les odeurs aussi vives que des bris de verre s’enfonçaient dans ses narines, trahissant ces terres inconnues. Même ici, au plus profond de la forêt, le sel retrouvait son chemin jusque dans son pelage tigré. La nuit, elle pouvait même deviner le bruit houleux des vagues qui semblait frapper contre les parois rocailleuses du ravin.
Elle pensait que les clans mourraient au fin fond des montagnes, elle pensait que celles-ci s’étendraient à l’infini, comme un gouffre sans fin où ils s’enfonceraient jusqu’à en crever de faim. Elle pensait qu’elle regarderait en arrière et qu’elle ne verrait qu’une traînée de cadavres tapisser l’horizon, allongés aux côtés de Petite Méduse et Petit Requin. Mais non, derrière elle, elle n’entendait que l’appel fébrile d’Accalmie résonner avec le souffle du vent dans ses oreilles, ainsi que le corps sans vie d’Écume de l’Atlantide. Et pire encore, Miel qui n’était ni là-bas, ni ici, comme englouti par le sol.
Telle une mauvaise herbe qui ne cesserait jamais réellement de pousser, tel un champignon qui se propagerait sur tout et n’importe quoi, jusqu’à en faire mourir la terre, les clans avaient déferlé sur ce bout de monde, pour s’y pavaner à nouveau comme si rien ne pourrait jamais les arrêter. Des yeux de chatons s’ouvraient à présent jusque sur ce coin de boue, de roc et de sable, et jouaient au noble chef, au lieutenant féroce, au méchant solitaire. Le cirque reprenait son cours, les mélodies de l’aube, du crépuscule et de la nuit se mélangeant à présent à celle du zénith, comme si quatre ne suffisaient pas déjà à donner le tournis.
Les paupières demi-closes de la guerrière s’ouvraient sur deux fentes de glace, scrutant le petit bout d’océan noir ébène au loin. Elle avait cessé de fixer l’entrée du camp depuis des lunes maintenant, cessé d’espérer y voir une fourrure dorée se glisser dans le silence de la nuit, cependant, le sommeil ne lui était jamais revenu, lui non plus. Un râle rauque roula au fond de sa gorge, et secouant légèrement sa fourrure, Nuée Ardente se redressa sur pattes. Ses mouvements lents et lourds, trahissant son épuisement, firent couler les zébrures grises de son poil sur ses muscles, comme une cascade de cendre qui tomberait de son dos. Dans la lumière de la nuit, même ses rayures rousses prenaient l’aspect poussiéreux d’un volcan éteint.
Basalte se laissa tomber le long de la falaise, mi-glissant mi-bondissant, et alors que ses pattes atterrissaient souplement sur la roche en contre-bas, son regard croisa deux billes jaune citron, ornant la silhouette d’une petite boule noire et blanche. Instantanément, l’échine de la guerrière s’éleva sur sa nuque et des crocs luisants firent leur apparition.

« Qu’est-ce que tu r’gardes, le mioche. », siffla-t-elle.

Son regard d’acier s’accrocha un instant à la créature noire et blanche qui semblait vouloir la défier du haut de ses trois pommes. Il lui suffisait pourtant d’un coup de griffe pour que cette vie ne s’échoue à ses pattes. L’insouciance que dégageait le chaton alourdit la langue de Nuée Ardente, qui chercha à gratter le goût amer contre ses crocs. C’était précisément cette lueur là, dans les yeux jaunes de la petite, qui avait toujours réussi à dégoûter la guerrière tigrée.
Un grondement roula sur les cordes vocales de Basalte, tandis qu’elle détournait son regard ennuyé de la boule de poils. Sans trop le vouloir, une fragrance vint cependant chatouiller ses narines.

« T’es le gosse que notre jeunot d’chef a ramené, c’est ça ?, lâcha-t-elle d’un ton las, son attention retournant sur les deux billes de safran, toujours plantées en elle. Tu penses que rien ne pourra jamais t’arriver. À toi et à ton père, c’est juste ? »

Comme un éclair transperçant la pluie, un rire grinçant vint percer la noirceur de la nuit, avant de s'échouer en un soupir écœuré. Pourquoi restait-elle clouée là, à regarder un pauvre marmot. Pourquoi riait-elle encore du sort du Clan de la Nuit ? Elle pourrait en finir ici et maintenant. Étouffer la voix de la minette à tout jamais, comme Atlantide aurait pu le faire. Pourtant, elle restait là, comme paralysée devant ces disques luisant dans l’obscurité.