Le vertige. Cette impression de cheminer sur un fil, le vide s’étirant à l’infini sous nos pattes, de part et d’autre. Et autour de soi, le brouhaha. Les images tanguent, vibrent. Les pensées se distordent, des voix s’y immiscent. Les sensations qui s’écorchent, les émotions qui enflent et se confondent. Les forces se fracassent l’une dans l’autre, maintenant ce fragile équilibre. Les idées se désintègrent, se putréfient en quelque chose d’horrible, tout cela afin d’éviter une chute – qui, pourtant, nous attire.
Comme ce doit être doux de se laisser tomber, tomber, à l’infini et se faire engloutir tout entière.
C’était ce dont Nuée Ardente rêvait à présent, toutes les nuits, de cette chute qui mettrait fin à tout. Et pourtant, il y avait une certaine beauté ravageuse en cette lutte permanente, cette mise en scène parfaite du déchirement de son âme par des forces contraires. Elle se savait pantin, pion, esclave. Sa vie dictée par le destin qui l’accablait, par des esprits qui lui murmurait à l’oreille, par une ambition qui n’était pas la sienne. Était-elle devenue la voix fanatique d’Atlantide ? La servante d’une conquérante persécutée qu’était Cobra ? Ne restait-il plus que la création maudite des étoiles ? Elle rêvait, obsessionnellement, de la destruction complète de tout ce qui l’entourait, parfois d’en être l’auteure. De s’abandonner complètement, de faire disparaître sa volonté dans un tas de fumée qui ne se résumerait qu’à une chose, la dévastation. Mais…pas encore. S’agrippant encore et toujours à ce qu’il lui restait quelque part, son refus de se plier, le dernier réflexe de ses griffes cramponnées à la terre, la féline se répétait cette incantation, entre deux frissonnements de rage. Ne pas lâcher prise, garder les crocs serrés, à tout prix. Ne pas abandonner. Abandonner…abandonner.

Les pupilles tremblantes, Basalte écoutait son propre souffle saccadé, qui retentissait dans sa boîte crânienne dans un bruit étouffé. Il était là, le silence. Le vide. La fin. Ou presque.
Comme sonnée, et pourtant l’esprit plus limpide que jamais, la guerrière recula d’un pas, mi-titubant, fermant lentement ses paupières avant de les rouvrir, cherchant à ajuster la vision floue qui mêlait pâte boueuse, mare rouge, fourrure noire, gouttes de pluie. Il n’y avait pas de satisfaction, pas de dégoût, pas de pleurs. Pas cette fois-ci. Juste un corps, le corps d’une parfaite inconnue - Élégance de Cassiopée – qui se superposait dans ses pensées à celui d’Étoile du Grand-Bleu ou Écho du Silence.


Doucement, les voix d’Atlantide, de Cobra et de tant d’autres, se perdaient dans un grand magma visqueux et difforme. Ces mêmes voix qui, à peine quelques instants plus tôt, tourbillonnaient furieusement dans sa tête, mêlant passé, fiction et hallucinations : parties, méconnaissables. Il ne restait plus qu’elle-même, Nuée Ardente, seule avec ses actes, avec qui elle était devenue.


La féline sombre frissonna, la voix douce et mélodieuse de Miel résonnant tout autour d’elle ; un gong au rythme régulier, percutant les parois de ses pensées. Un ton espiègle, chaleureux qui ne manqua cependant pas à basculer à son tour, souillée par la suie qui s’était déposée sur chaque fibre de sa conscience, prenant un tout autre sens, sombre et funeste. Un chant funèbre, qui pourtant ne réveilla pas de culpabilité au sein de Nuée Ardente. Celle-ci s’était déjà noyée dans le trop plein, dans cette masse dépourvue de forme ou de couleur, ne laissant que la haine et la vengeance transparaître. Il ne restait plus que ça. Elle n’était plus os, plus chair, plus sang. Rien que ce nuage grondant, brûlant et dévastateur, dévalant le flanc de la montagne, avec pour seule issue de disparaître. Bientôt, tout bientôt.

« Vous n’avez rien à craindre. Vous deux, vous êtes du sang du dragon et du feu de volcan. Rien ne pourra jamais vous arriver. », leur avait-elle miaulé, son regard bouillonnant et impérieux s’ancrant dans leurs prunelles vairons.

Petit Dragon et Petite Ardoise. Des petits aussi purs que sa colère la plus incendiaire, aussi purs que sa haine la plus glaciale. Ce clan maudit était leur essence, et son venin leur force. Leur place était ici au cœur de la destruction, de la famine, du chaos. Tout comme sa place à elle. Ici, au sein du Clan de la Nuit.
Car elle était celle qui avait permis une telle désolation. Elle avait été la lame dans l’ombre, celle qui avait pu frapper, soutirer ces précieuses gouttes de sang à la vermine au moment opportun. Et enfin, elle pouvait se nourrir de leur désespoir, dont elle se délectait alors que son propre estomac se tordait de faim et que la fatigue assaillait ses propres membres. Elle les sentait emprisonnés, souffrant, et ce destin en était que plus doux. Elle les voyait enfin sombrer, petit à petit. Leur sang rejoignant celui d’Envol, Louange, Effluve, Cassiopée, Méduse, Requin, Mirage Abîmé, Pigeon et…d’Écho du Silence. La fin du Clan de la Nuit.

« Tu savais… ?
- Oh mais mon pauvre Saurien…ne me dis pas que ça t’surprend. Évidemment que je savais. »

Le regard de Fracas du Dragon se décomposa, l’éclat écarlate de ses iris s’embrasant avant de virer aussi dur que le fer chaud. Surgissant de la tanière des guerriers à la suite de Basalte, le matou écaille vint barrer la route de la féline, son échine hérissée. Son pauvre état meurtri, son regard qui hurlait « traîtresse » à pleins poumons. Sa respiration haletante partant en nuages vaporeux dans l’atmosphère autour d’eux, transpirant de haine. Tout était parfait. Était-il réellement surpris ? Non, pas le miteux petit Saurien qui avait senti sa patte de charbon contre son cou. Enfin, il la tenait. Enfin, il l’avait, la preuve.
Autour d’eux, quelques félins levaient leurs têtes, déroutés, tandis qu’au sein de Nuée Ardente, c’était la frénésie qui emportait le peu de raison qui lui restait. Le froid, le grelottement de ses membres, ce ventre vide. Tout lui indiquait que leur fin était proche. Bientôt. Pourtant ce n’était pas assez. La véritable délivrance ne viendrait pas, elle le savait. Elle en avait pourtant toujours eu la certitude – que la souffrance était ce qui, paradoxalement, lui offrirait sa « paix ». Mais ce n’était pas assez. La voix d’Atlantide s’était tue dans sa tête et malgré tout le tumulte faisait toujours rage : c’était lui, le nouveau silence. Le voile qui l’avait engourdie pendant si longtemps s’était levé, laissant le trou noir enfler et enfler au fin fond de sa poitrine. Ses émotions débordaient, dégoulinaient, le tout dans un calme déroutant.

« Pour Atlantide aussi, tu sais. Je savais qui elle était. Et elle savait qui j’étais. Je savais pour les chatons. Quand elle tuait et que toi tu ignorais tout. », lâcha-t-elle sur un ton froid, les mots dévalant sa langue comme des lames cherchant à se planter dans la carapace de Fracas.

S’approchant maintenant museau à museau de son neveu, elle plongea son regard dans le sien, dévorant avidement le dégoût du matou, qui faisait si bien écho au sien. Ce même dégoût avec lequel Écaille l’avait regardée, jusqu’à sa mort. La féline voulait le voir se briser dans sa haine. Elle voulait voir son vrai visage exposé aux yeux de tous. Elle voulait le voir se ruer sur elle, sentir ses griffes contre sa peau. Forcer le regard de sa sœur sur elle. Qu’elle la voie enfin de là où elle était perchée.

« Dégage de ce camp, s’enquit-il. Tu n’as jamais rien eu à faire ici. En tant que guérisseur du Clan de la Nuit, je te promets que tu ne remettras plus les pattes sur ce sol vivante. Tu es bannie, Nuée Ardente. Retourne à ton ramassis de traître. »

Bannie. Un spasme parcourut le visage de Basalte. Comme un sort, ce mot avait figé le temps. Et dans la tête de la femelle tigrée, la temporalité se brisa, le présent se fracassant contre un instant de ses souvenirs. Un instant enterré. Mort. Maudit.
Bannie ? Elle ? Non. Personne ne la bannirait. Ni Fracas du Dragon, cet imposteur portant le nom de son père, ni personne d’autre. Jamais.
Nuée Ardente cligna une fois des yeux, avant que sa voix ne craque en un violent éclat de rire presque nerveux. Puis sa mine se déforma en une grimace de mépris, qu’elle vint pratiquement coller au front de son interlocuteur.

« Moi ? Partir ? Plutôt crever, feula-t-elle, d’une voix grondante, et, en se tournant à l’intention des têtes scrutant depuis l’entrée des tanières. Personne, personne ne me chassera jamais d’ici. »

La rage s’emparait de ses tripes, de sa vue, de son ouïe. Ses propres battements de cœur lui montaient à la tête tandis qu’une autre sensation se faufilait le long des fibres de ses muscles. Cette chose qui accélérait son pouls, sa respiration, qui faisait surgir des sueurs froides, qui lui hérissait les poils de sa nuque, dilataiet ses pupilles, lui tordait le ventre. Mais non, elle refusait. Les oreilles plaquées sur son crâne, Nuée Ardente noya sa peur dans une nouvelle vague de colère. Ils n’avaient pas le droit.
Un rictus vint se visser sur ses babines - triomphant aux yeux des aveugles, qui n’y décèleraient pas l’ambition finale et autodestructrice de Basalte. Haussant du ton, de sorte que tout le monde l’entende, la féline s’arrêta au milieu du camp, fixant un point imaginaire dissimulé dans l’horizon grisâtre et vaseux.

« Tes enfants. Louange. Effluve. Envol. C’était moi. »

La vérité.
La vision de Nuée Ardente se voila le temps d’une fraction de seconde, tandis que les mots restaient suspendus dans les airs, et qu’elle en réalisait l’ampleur, l’atrocité. Le silence de plomb ne dura pas bien plus longtemps, Fracas du Dragon rassemblant les morceaux de syllabes ou débattant la véracité de ses propos - elle n’en savait que trop rien -, avant qu’un bruissement ne retentisse dans son dos.
Leurs mouvements se découpèrent en parfaite synchronisation, aussi précis que l’en étaient leurs intentions. Tuer pour l’un, peu importe les conséquences. Mourir pour l’autre, mais pas sans en emporter l’un. La danse ne dura que le temps d’une inspiration ; leurs deux corps s’écroulèrent au sol, des trous béants maculant leur poil. Griffes encore enfoncées dans le cœur de l’un, crocs encore plongés dans la gorge de l’autre, la vie leur échappait, lentement, agonisante.
Le sang l’empêchait de respirer, ses poumons se remplissant de ce fameux liquide poisseux coulant à flots de ses artères. Cette sensation addictive de son corps se battant contre la mort, son diaphragme de contractant en secousses, cherchant vainement à échapper à la marée rouge. Elle mourrait dans la douleur. Ses derniers instants de conscience déversant leur haine sur tout ce que son regard touchait. C’était fini. Finie la bataille, fini ce monde de chiens. Fini les tourments. Fini le Clan de la Nuit. Fini…-
Entre deux poils écaille, le regard de la félone se heurta cependant cruellement à la réalité, deux silhouettes identiques l’observant dans l’ombre d’une fissure, des billes bleue, jaune, bleue, jaune la fixant, l’expression désertée, inanimée. Son larynx, déjà inondé, se noua, suffoquant et toussant, luttant contre cette sensation de détresse profonde qui la submergeait brusquement.
Elle avait cru, jusqu’au creux le plus enfoui de son être brisé, qu’avec elle, tout prendrait fin. Qu’elle mourrait au sein d’un cataclysme qui détruirait tout. Que sa vie se terminerait sur un chaos si absolu qu’il imploserait, annihilerait tout sens. Le bon, le mauvais. Le Clan de la Nuit et ses valeurs. Rien de tout ça n’existerait plus. Le cycle de souffrance se briserait, sur cet éternel non-sens.
Et pourtant, ils étaient là, à quelques pas d’elle. Le regard vide ne vacillant pas.
C’était insupportable. Insupportable de les voir. Un par un, ses neurones la quittaient, l’oxygène ne parvenant plus nulle part, et pourtant la douleur ne la quittait pas. Ils étaient là, si semblables à elle, Écaille, Nimbus, Royale, Frimas, Accalmie. Son histoire ne mourrait pas avec elle. Elle se répéterait encore et encore. Patte de Basalte, Petite Ardoise, Petit Dragon, Patte de Basalte, Petite Ardoise, Petit Dragon. Elle se revoyait dans le regard du chaton, elle voyait l’image de son corps s’imprégner dans sa petite tête, à l’encre indélébile, rouge écarlate. Le sang s’écoulant de partout, de son nez, de sa gueule, de ce trou béant, là où il y aurait dû être de la peau ; le son étrange gargouillant qui s’échappait d’entre ses crocs ; et ce liquide translucide qui s’écoulait des yeux de sa mère.
Nuée Ardente pouvait presque entendre le son du temps qui s’arrêtait pour elle, cependant, au lieu des douze coups de minuit, c’était la mécanique de l’aiguille qui remontait le temps qui parvenait à ses oreilles. Tandis que les larmes lui montaient au visage, c’étaient le désespoir et le regret qui, comme des voleurs, s’emparaient de ses dernières pensées, malgré elle, malgré toute sa volonté à repousser son impuissance. Même sa mort lui échappait.
Et si elle n’avait jamais poussé ce cadavre de sa falaise. Et s’ils avaient tout avoué comme Écaille l’avait voulu. S’ils s’étaient enfuis, tout simplement. Ou si elle était morte à la place de l’aubiste. À quel moment aurait-elle dû emprunter un autre chemin ? Aurait-elle dû tenir, juste un peu plus longtemps ? Se battre pour retrouver sa fratrie rien qu’un peu plus longtemps ? Ou aurait-elle dû simplement oublier ? Y avait-il eu simplement une autre issue ? Aurait-elle dû être quelqu’un d’autre que Patte de Basalte, moins fière, moins ambitieuse, moins émotive, moins hypocrite, moins…?
Soudainement, c’était elle qui voulait remonter le temps. Pour y briser l’aiguille, l’emmener autre part. Retrouver la voix chaude de Patte de Basalte et son insouciance, son adoration pour son père, son admiration pour sa mère, son amour pour Rayon de Miel. Ce temps où Frimas n’était pas sous des colonnes d’eau et de glace à trois mille lieues et des montagnes d’ici, Royale au fond d’une falaise, Accalmie ravagé par la maladie. Où ses sœurs lui parlaient encore. Elle voulait saisir Nuage de Cendre contre son poitrail, envelopper sa peine dans sa fourrure souillée mais encore chaude, ne plus la lâcher. La protéger. La consoler.
Dans un ultime effort, à moitié là et à moitié ailleurs, Nuée Ardente parvint à ouvrir sa gueule. Avant qu’un torrent de sang ne vienne engloutir ses mots.

Son esprit se heurta contre les paroles de Kinkajou Carmin comme l’on se heurte à une branche morte. Vide, elle contempla un instant son père, avant de baisser son regard vers l’écureuil qui gisait à ses pattes.

Qu’est-ce que tu croyais ? Tu vois, tu le savais bien.
Tu es la fille de Nuée Ardente. Nuée Ardente vit à travers toi.
Est-il réellement ton père ? Qui est ton père ? Tu n’es pas sa fille, ça se voit.
Tu le sens, n’est-ce pas ? Ton destin est plus grand que ça.
Il veut te nuire. Te détruire. C’est pour ça. Il n’est pas ton père.
Il veut Dragon. Il veut l’écraser. Le transformer.
Que leur avait-il dit ? Que leur mère était une traitresse ?
Kinkajou Carmin ? Leur père ? Non. Un étranger. Un inconnu.

Nuage Scindé redressa son regard vers les deux billes écarlates qui ornaient le visage du matou tigré. Rouge. Comme le sang qui coulait de la gueule de sa mère. L’odeur de soufre qui avait émané de son corps putréfié au milieu du camp empli soudainement la gorge de l’apprentie. Avalant sa salive, Crevasse retint le haut le cœur qui lui monta à la poitrine, et après un tressaillement, elle miaula d’un ton déconnecté, les mots avançant sur sa langue comme à reculons.

« Bien sûr. Les chatons et les reines d’abord. »

Pourtant, Ardoise ne se baissa pas pour attraper le cadavre roux à ses pattes, son regard restant accroché à la silhouette du lieutenant, incapable de s’en détacher. Comme souvent, son esprit commença à s’embrouiller, les lumières, les ombres, les sons dansant devant ses yeux, s'emmêlant les pattes, lui jouant des tours dans ses oreilles.