La dualité s'était proclamée impératrice des temps estivaux, peut-être même était-elle sous couvert. Sa vraie nature était l'opposition, chaque événement avait son contre-coup, souvent était-il d'une irascibilité agaçante. Partout où tu regardais, chaque fois que tu ouvrais les yeux, des coeurs aux corps, tout semblait s'affronter. Le temps plus jamais ne s'oubliait dans un entre-deux flou ; lui qui autrefois proposait des ciels aux nuages épars hésitant à pleuvoir, et des abattées de pluie fines et passagères, n'était plus que d'un bleu sans fin, symbole de bonheur, ou d'un gris poussiéreux, apologue d'algarade météorologique. Quand l'Homme soleil se tenait en haut de son royaume sans couverture ni traine de coton, il abattait ses rayons avec fougue, calcinant les pelages encore trop épais de l'hiver, bouger devenait affligeant, les muscles des guerriers leur brûlaient, leurs yeux n'arrivaient plus à s'émerveiller du monde, aveugler par la lumière solaire, l'eau se faisait de plus en plus nécessaire et la période la plus douce de l'année s'en était allée aussi vite qu'elle était arrivée. Quand il se pârait de ses plus beaux habits d'orage et de cataclysme, le bougeoir de la Terre tremblait et manquait de s'éteindre au moindre souffle trop fort, l'éden de n'éclaircissait que quand les dieux striaient l'olympe d'éclairs tempétueux, résonnant et grondant leur chagrin, s'en suivait des larmes à n'en plus finir, elles coulaient, suintaient, créaient des ruisseaux nouveaux, frappaient ceux qui osaient les affronter. Et puis, soudain, revenait le beau temps.

Cette coexistence d'entités détestées, on la trouvait aussi sur la carte rayée des frontières claniques. Souvent, le retour de la saison des feuilles nouvelles sonnait la fin tant espérée de la famine, des morts des maux blanc et vert, des chatons qui n'avaient pas réussi à passer l'hiver, des blessures affligées par le froid mordant, et la paix s'installait temporairement. On retrouvait le luxe de se nourrir, chacun mangeait à sa faim, on ne grelotait plus dans les tanières, la vie était douce. Et pourtant, c'est la haine qui résonnait d'un bout à l'autre de l'horizon, la colère hurlante des claniques envers la tribu, un désir de vengeance sans égal, un besoin d'assouvir un pouvoir trop longtemps oublié, la guerre s'annonçait timidement et pourtant, si dangereusement.

Les coeurs étaient logés à la même enseigne, la saison qu'on nommait grossièrement celle des amours touchait à sa fin. Tu n'aurais pu expliquer ce qui faisait que quand les bourgeons éclosaient, que le monde se colorait à nouveau, que les proies sortaient de leur comas qui avait semblé éternel, les chats suivaient ; ils s'attendrissaient les uns pour les autres, pressaient leurs truffes roses et humides ensemble, ils tombaient dans la toile de l'araignée amoureuse, oubliant la peine qu'elle pourrait leur apporter. On en voyait gambader en serrant leurs queues, dormir lovés, sans parler, se regarder avec toute la Voie lactée dans les prunelles, c'était assez doux. À ce moment-là, les marginalisés, ceux qui n'avaient pas eu le droit à l'être aimé cette année, qui le trouveraient peut-être dans le froid de l'hiver, se sentaient plus seuls que jamais. Au milieu de tous les chats qui s'adoraient, ils vagabondaient sans dire la peine qui les taraudait, certains l'exprimaient par une mauvaise humeur prononcée, quand d'autres se contentaient d'oublier.

Toi, tu faisais partie des chanceuses, cette année là, qui l'aurait cru ? La relation que tu tissais avec le lieutenant nuiteux était simple, et pourtant complexe. Vous n'aviez pas besoin des gestes doux, des paroles chantantes, d'actes braves et valeureux, des regards suffisaient. Non, la complexité naissait dans ton être, dans ce besoin enflammant que tu avais constamment d'être à ses côtés, de sentir son odeur, de voir ses prunelles dévorer les tiennes, d'entendre le son de sa voix et le frisson nuptial qu'il te procurait, quelque chose d'inexplicable t'arrivait, et tu craignais qu'un jour, cela s'arrête. Tu avais eu la merveilleuse idée de t'enticher d'un des plus grands combattants que le clan de la nuit eut connu, et pas un jour, pas une heure, pas une minute, pas une seconde, ne passait sans que tu songes qu'il serait le premier à s'élancer dans la mêlée de haine qu'une guerre entrainerait. Il serait le premier à sortir ses armes de ses pattes et les planter dans la chaire ennemi, et peut-être, serait-il le premier à mourir. Tu avais toujours fantasmer l'amour, désiré ce jour où tu te sentirais à ta place avec quelqu'un, tu étais loin d'imaginer tous les tracas qui l'accompagneraient.

Déchirée et songeuse, tu étais assise dans la pénombre de la tanière des guerriers, après une patrouille sous les prémices de canicules, tu pensais, sans t'arrêter, à cette dualité. C'est les deux perles d'or, accrochées à la petite silhouette qui apparu, qui dérangèrent tes cauchemars éveillés. Le situation était étrangement familière, tu te revoyais, le poil gonflé de fierté, feuler sur ce petit chat pour qu'il s'éloigne de tes pattes. Nuage de Louve avait bien grandi, elle n'était plus l'enfant courageuse derrière son frère, elle était stoïque et grave, déjà pour son jeune âge. Elle s'entrainait en permanence, affrontait des ennemis qui sûrement dormaient dans ses songes, rien à voir avec son frère que tu avais du mal à tenir en place, ainsi, sa demande ne te surprit pas.

- Je suis étonnée que tu me le demandes à moi, mais je le ferais avec plaisir.


Inéluctablement, l'aspirante penserait que tu disais cela en faisant écho à votre querelle lors de ses temps à la pouponnière, mais ça n'était pas le cas. Tu étais devenue une combattante aguerrie lors des moments volés au lieutenant, il t'avait réappris à te battre et avait fait de toi une soldate aguerrie des rangs nuiteux. Mais ça, elle ne le savait pas. Personne ne le savait. C'était un de vos nombreux secrets.Ne vous méprenez pas, ces secrets n'étaient pas ceux de l'interdit, ils étaient des abscons, des choses que l'intimité n'offraient qu'à vous, condamnés à ne rester que dans vos coeurs à vous, accessibles à aucun autre.

Un rictus contorsionné se peint sur tes lèvres, le chat qui disculpait son frangin quelques lunes auparavant n'était plus. Tu avais toujours songé que l'ombre de ton apprenti continuerait de plaider sa cause, malgré son comportement insolent, sa grivoiserie irrespectueuse, et son manque drastique d'humilité et de courtoisie. Et la voilà qui te félicitait d'avoir réussi à contenir l'irascibilité de Nuage de Tigre. Il aurait été mensonge d'affirmer que cela ne t'avait pas demandé des efforts, mais après s'être occupé des tiques et pustules des anciens, avoir couru à ta suite des heures durant dans les montagnes, n'avoir dormi que quelques minutes par nuit pendant une semaine, il avait fini par apprendre à obéir.

Tu n'avais pas la moindre idée de l'avancée de l'entrainement de la soeur, la raison en était simple, tu ne connaissais pas son mentor, et exécrais le chat avec qui tu l'avais vue quitter le clan plusieurs fois, Abysse du Dragon. La petite et toi n'aviez que très peu de connexion si ce n'était la précédente, ni les mêmes amis, ni la même famille, cela te convenait au fond. La question te tira de tes pensées.

- Attends moi à l'entrée du camp, j'arrive dans quelques instants.

Elle s'extirpa de la tanière qui lui était toujours interdite - ça, ça ne changeait pas - sans un mot. Tes yeux s'égarèrent sur les corps ankylosés. Ah. Il était là. Puissance du Berserk. Ses yeux de roche froide cachés par ses paupières, le chat à la couleur de l'écorce et strié de charbon dormait. Tu voulais t'assurer qu'il se repose ou chasse, redoutant qu'il prenne mal le fait de te voir quitter le camp avec son apprentie alors qu'il n'était pas occupé. Rassurée, tu sorti du gîte pour te joindre à Nuage de Louve.

- Allons-y.

En sortant, tu aperçus Étoile du Phoenix qui en faisait de même. Un orage semblait s'annoncer alors que vous partiez, dans le ciel là-haut, des grosses boules de cotons se formaient, électriques et dangereuses, il pleuvrait bientôt.

Quand les cieux n'explosaient pas en millier de gouttes transparentes, et que les éclairs ne menaçaient plus de détruire les terres, c'est un soleil carnassier qui pesait sur les vivants. En ce début d'après-mid estival, sa fournaise était brûlante, pas encore assez pour assécher le monde, mais suffisamment pour bien fatiguer les chats. L'odeur des pins séchés - suintants de sève dorée - et le chant des grillions se mêlaient à l'air marin et la joie des beaux jours. Les hirondelles et les pinsons noirs avaient maintenant tous regagner la forêt, ils dansaient dans le ciel en gros nuages, poussant de petits cris de temps à autre. Le tas de gibier du camp du clan de la nuit débordait de proies plus grasses les unes que les autres, on ne manquait pas.
Tu remerciais le clan des étoiles que la pouponnière n'eut pas été tant habitée durant la saison des feuilles mortes, car les nuiteux étaient envahis de chatons. Au nombre de vingt-et-un, les petits minets étaient de partout. Ils se cachaient dans toutes les grottes disponibles, derrière chaque buisson, sous chaque bosquet on en trouvait un, ils ramenaient un peu d'allégresse aux événements tragiques dont l'endroit avait été le théâtre maudit. Tu n'avais jamais apprécié les enfants, ils t'avaient toujours agacée, mais les derniers avaient tendance à susciter une grande peine chez toi. La triste vie avait fait que quasiment aucun des habitants de la nurserie ne grandiraient avec un père et une mère, si ce n'était les enfants de Nuit d'Encre et Éclat Ténébreux. Aux plus chanceux ils ne manquaient qu'un parent, d'autres ne rencontraient aucun des deux. Cette absolution tu la portais surtout aux enfants de ta meilleure amie d'enfance, Neige Sibylline, dont le père avait été tué par un autre mort, en effet, les enfants de Pétale d'Azalée, biologiques ou non, ne connaitraient pas plus Golem Polaire que les premiers ne rencontreraient Étoile du Phoenix. Ainsi, tu prenais sur toi pour ravaler ta mauvaise humeur et ne pas les traiter comme tu avais pu le faire avec ton apprenti, son frère et ses soeurs, alors qu'ils n'étaient que des petiots.

Tu les entendis piailler et ricaner aux quatre coins de la faille avant même de n'avoir pénétré le camp, une large boule de mousse imbibée d'eau dans la gueule. Tu n'étais pas assez sentimentale pour aider les reines sur ce pan là, tu te contentais de les nourrir et les abreuver, les ignorant la plupart du temps. En lâchant ton butin prêt de la pouponnière, tu constatas avec amusement Petite Vapeur, les yeux à moitié cachés, comptant les secondes, alors que son frère, Petit Golem, se précipitait dans la tanière des guerriers. En voyant Nuage de Louve et Nuage du Tigre dans un coin non loin, tu te rappelas la colère que tu leurs avais administrés le jour où ils avaient fait la même chose, et la regrettas presque, peut-être t'adoucissais-tu avec le temps, où était-ce l'affection que tu avais porté au père de ces chatons qui t'emmiellais. Tu en voulais à Golem Polaire, mais quelque chose au fond de toi ne pouvait renier la douceur et la force dont il avait fait preuve avant d'être gagné par la folie. Bien sûr, tu gardais ces pensées pour toi, les sachant impures.

Tu suivis le fils du défunt guerrier dans l'antre où tu sommeillais la plupart du temps, quand tu n'étais pas dans celle d'Étoile Acharnée, et t'y glissas discrètement. Un petit sourire se peint sur tes babines quand tu le vis roulé en boule dans ton nid, qu'il avait sûrement choisi par hasard. Évitant le seul chat qui y dormait, tu te glissas entre les lits de fortune jusqu'au petit matou dans la plus grand discrétion. Il était très bonne acteur, seul sa respiration rapide le trahissait. Du bout de la patte, tu agitas son corps aux couleurs de l'océan et de la brume. Petit Golem sursauta avant de s'apercevoir de ta présence. Ton visage se pencha pour s'approcher un peu plus de lui.

- Dis donc toi, tu es dans mon nid je crois, dis-tu d'une douceur qui t'étais inhabituelle.